Retraites, mégabassines… Face à la répression de l’État, il est essentiel de tenir bon, écrit notre chroniqueuse Corinne Morel Darleux. « Il reste de la beauté à préserver et des horizons à construire. » – Chronique publiée dans Reporterre le 4 avril 2023.

En l’espace d’une semaine, comme beaucoup, j’ai vécu des heures inquiètes à faire le pied de grue devant un palais de justice en espérant des sorties de garde à vue, l’effroi devant la violence des forces de l’ordre, les témoignages glaçants de Sainte-Soline, les mensonges du gouvernement, les tentatives de diversion par menaces de dissolution et les vaguelettes d’un Plan eau ballottant à la surface, ignorant des profondeurs, flottant sans grâce aucune.

Quand tous les recours ont été épuisés, quand les scientifiques ne sont pas écoutés, quand nos jeunes se font arrêter, quand les camarades se font mutiler, quand la loi n’est plus respectée par les représentants de l’État, quand on ordonne aux services d’urgence de trier entre les blessés, il serait criminel de rester les bras croisés. Mais nous nous épuisons. Je vois mes amies, mes proches, toutes et tous abasourdis, épuisés, moroses, inquiets, même les plus aguerris. Il me semble qu’un cap a encore été franchi. Moi-même je reste sidérée devant les images de mutilés, ne sachant plus comment contrer la mauvaise foi, les manipulations et les mensonges éhontés, ayant le sentiment d’avoir répété les mêmes choses mille fois, vidée de toute énergie.

Tout est su et documenté, ce qui ne tourne pas rond comme la manière dont il faudrait procéder. Le dernier rapport du Giec [1], dans son résumé pour les décideurs, en fournit encore, s’il en était besoin, des preuves. Il n’y a pas eu une telle quantité de dioxyde de carbone dans l’atmosphère depuis au moins deux millions d’années, et cela est dû aux activités humaines. « La fenêtre d’action pour garantir un avenir vivable et durable pour tous se referme rapidement. »

Entre 3,3 et 3,6 milliards d’individus sont en situation de « forte vulnérabilité » au changement climatique, qui affecte notamment la sécurité alimentaire et hydrique. Les événements climatiques extrêmes vont continuer à se multiplier et/ou à s’intensifier. Chaque dixième de degré supplémentaire a des effets pires que le précédent. La probabilité de changements irréversibles, les « points de bascule », augmente. Et même si le réchauffement s’arrêtait aujourd’hui, l’élévation du niveau des mers se poursuivrait encore pendant des siècles.

Un futur adapté doit être construit, et personne ne le fera à notre place

Voilà pour l’état des lieux. Quant aux réponses à y apporter, on les connaît depuis des années. Sobriété énergétique et matérielle, abandon du mirage des technologies et de la mal-adaptation, réorientation des financements publics, attention aux plus défavorisés et impératif de justice sociale. Tout est su et documenté et nous y sommes : à l’heure de vérité. Des trajectoires géophysiques sont lancées qui ne seront plus arrêtées. Le pouvoir politique ne veut rien changer. Il nous faut repartir du réel, aussi déplaisant soit-il. Nos sociétés sont percutées de plein fouet ; l’entreprise de destruction doit être stoppée ; un futur adapté à la nouvelle donne doit être construit. Et personne ne le fera à notre place.

Mais comment ? Ce qui revient à chaque mouvement important est la grève générale. Certains espèrent une insurrection qui s’étende. D’autres visent la dissolution et la chute du gouvernement. Cela soulève plusieurs questions.

Un, si la résistance est nécessaire, elle a désormais un coût humain exorbitant face aux violences policières et à l’arsenal de contrôle et de répression judiciaire. Nous pleurons les blessés, des gens sont frappés à terre, des moyens disproportionnés sont utilisés et cela ne fait qu’aller croissant depuis des années. Nous en sommes toutes et tous affectés plus ou moins gravement, physiquement et psychologiquement. Avec le développement de l’arsenal juridique et des moyens de contrôle, numériques notamment, nous ne pouvons pas aujourd’hui éluder cette question. Il ne s’agit pas de se laisser faire évidemment, mais de le faire sans s’y cramer complètement.

Deux, que se passera-t-il après le départ d’Emmanuel Macron ? Nous savons la manière dont le RN [Rassemblement national] se tient en embuscade. Aurons-nous la masse critique pour résister ? Les insultes virilistes et menaces publiques deviennent monnaie courante, la montée du sentiment religieux dans le politique et le dévissage des esprits s’étendent. À Perpignan, ville dirigée par le RN, vient de s’organiser une procession religieuse et politique pour faire tomber la pluie. Le plus sérieusement du monde. Ce genre de signal doit nous alerter.

Enfin, je voudrais formuler une hypothèse. Les mobilisations de nature revendicative, c’est-à-dire visant à peser sur le gouvernement ou l’opinion, n’ont-elles pas atteint leur plafond de verre ? Quel que soit le nombre de manifestants, l’intensité des actions ou le front unitaire, le pouvoir ne bouge plus d’un iota. Trop de digues ont sauté, démocratiques notamment. Et il a trop à perdre.

Quant à l’opinion publique, il me semble que celles et ceux qui pouvaient être ébranlés le sont désormais. Les autres ne peuvent ou ne veulent pas l’être et chaque argument ne fera que renforcer leurs positions. Nous l’avons vu au moment du coronavirus et de la guerre en Ukraine : ces deux chocs successifs n’ont fait basculer que celles et ceux qui étaient prêts à l’être. Que ce soit sur la déforestation et les zoonoses, l’agro-industrie, l’« indépendance » énergétique, le nucléaire et les technologies : qui a changé d’avis ? Chacun au contraire y a puisé de quoi conforter ses positions, les sillons se sont approfondis.

Il s’agit de faire, sans attendre, avec le déjà-là

C’est pourquoi il me semble de plus en plus qu’il convient de passer du registre revendicatif au registre performatif, tout en évitant le piège de l’avant-garde éclairée.

David Graeber parlait de vivre « comme si nous étions déjà libres ». Pour Emma Goldman, les moyens mis en œuvre pour la révolution devaient aussi préfigurer l’avenir : « Cette dernière peut faciliter le passage à une vie meilleure mais seulement à condition qu’elle soit construite avec les mêmes matériaux que la nouvelle vie que l’on veut construire. La révolution est le miroir des jours qui suivent. » Quant aux écoféministes Maria Mies et Veronika Bennholdt-Thomsen, elles dépassent le « vieux concept de révolution, entendu comme renversement violent, généralement soudain, du pouvoir de l’État et des relations sociales » et soulignent que « les changements nécessaires à une perspective de subsistance ne présupposent pas d’avant-garde politique. Il ne s’agit pas non plus d’attendre que la situation politique ou les forces productives soient mûres. Ces changements peuvent être initiés par chaque femme et par chaque homme, ici et maintenant ».

« Initiés par chaque homme et chaque femme, ici et maintenant » ; je crois que c’est ce dont nous avons besoin : un changement de perspective qui puisse mettre en mouvement des individus sans attendre que les conditions soient réunies. Car elles ne le seront jamais. Il s’agit de faire, sans attendre, avec le déjà-là. Empêcher de bétonner les terres, refuser que l’eau soit accaparée par quelques-uns, conserver la possibilité de cultiver pour se nourrir, cesser de collaborer avec un système délétère, choisir nos dépendances, auto-organiser la solidarité et préfigurer l’avenir : voilà nos enjeux communs.

Cela passe par des mouvements collectifs comme Les Soulèvements de la Terre. Cela passe aussi par l’acquisition de connaissances et compétences pour faire soi-même, comme le proposent les chantiers de Reprise de savoirs, l’Atelier paysan, les initiatives low-tech ou les Universités populaires. Cela passe par le soin, les liens affinitaires et de proximité pour s’entraider sur les territoires à partir d’un vécu commun. Cela passe aussi par tout ce qui permet de réduire nos dépendances au système, au pétrole et à l’électricité, à traquer chez soi comme dans la société. Cela passe enfin par le fait d’observer, écouter, décrypter et politiser nos émotions. Nous ne sommes pas en guerre, eux le sont.

Walter Benjamin écrivait à propos des révolutions : « Il se peut que les choses se présentent tout autrement. Il se peut que les révolutions soient l’acte, par l’humanité qui voyage dans ce train, de tirer les freins d’urgence. » Un siècle plus tard, cette redéfinition du caractère révolutionnaire semblera sans doute trop fade aux plus martiaux. À moi elle paraît lumineuse. Comme l’exprima aussi Albert Camus dans son discours de réception du prix Nobel de littérature en 1957 : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. » Il y a là tout le potentiel d’un mantra, une bannière.

Le moment est critique. Nos interrogations, nos colères, nos joies, nos inquiétudes et nos émerveillements sont largement partagés et ce, à travers de nombreux pays. Les faits hélas nous donnent raison. Ils nous donneront raison, de plus en plus, au fil des années. Mais il faut tenir, nous devons durer. Or si nous n’avons jamais été aussi forts, nous n’avons jamais été aussi exposés. Ne nous brûlons pas les ailes, relayons-nous aux postes les plus exposés, prenons soin les uns des autres, alimentons les caisses de solidarité et n’attendons rien que de nous-mêmes. Il reste de la beauté à préserver et des horizons à construire. Nous devons tenir bon.