« You maniacs ! You blew it up ! Oh damn you… God. Damn you all to Hell ! » [1]

On a parfois l’impression d’être plusieurs à co-habiter dans son propre corps. Chez moi en ce moment, ils sont trois. Un gars tout en noir, une militante qui fait de son mieux et une gamine inépuisable. On commence à être trop nombreux. Ceci est une fiction pour leur dire que je les aime mais de rentrer chez eux. Publiée sur Lundi matin le 3 avril 2023.

*
Un gars tout en noir

Tu ne tiens pas en place.

Tu secoues les jambes l’une après l’autre, comme si ça allait te sortir par les pieds. Tu t’accroupis, te relèves. Tu ne sais pas quoi faire de tes bras. Tu les croises sur ton torse, sautilles sur place, allumes une clope pour te réchauffer. Tu tires sur tes doigts, ça craque, serres les poings, esquisses un pas, comme à l’entrainement, ça te démange.
En deux secondes tu perds patience.
Parce que le gars dont on parle c’était ton copain.
Alors ces gens là, tu as juste envie de les bloquer dans un coin.

Quoi, il était fiché ? Putain. Mais on est tous fiché.
T’as dit quoi là, prendre soin ?
Mais ducon, tu crois que ça me fait du bien de t’entendre au micro à ce rassemblement de soutien ?
Avec ta musique débile et tes slogans rassis
Les gauchistes et vos airs réjouis, putain
Ah ouais, c’est bien hein ?
A chaque pote qui tombe
On peut crier son indignation
Ressortir les pétitions, exiger des dissolutions.
Bande de bouffons.

*
Une gamine en joie

Tu es toute excitée. Ce matin tu as mis ta paire de jeans préférée.

Aujourd’hui tu as ta Maman pour toi.
Enfin presque. Au début, elle est venue te chercher à l’école et c’était bien. D’habitude elle ne peut pas. Mais au lieu de t’emmener au skatepark, il a fallu aller dans un café où elle avait unrendezvous. Assise devant ta limonade tu as commencé à gigoter et elle a dit taistoi alors tu t’es mise à te raconter des histoires dans ta tête. Tu aimes bien ça alors ça va.

Et peut-être que tout à l’heure je verrai les copains, ils ont dit qu’ils iraient jouer sur la place.
J’aimerais bien aussi qu’il y ait le gentil chien de l’autre fois. On se ferait des calins.
Ou alors du chocolat.
Oh la la. J’adore le chocolat.

*
Une militante qui fait de son mieux

Tu as ressorti toute la panoplie,.

Le drapeau, la feuille de signatures, le mégaphone et l’ampli.
Tout stocké chez toi dans un carton entre le frigo et le clic-clac du salon.
Ta môme est là, il n’y a plus de garderie.
Tu voudrais être chez toi.
Tu as les genoux flingués. Rayons de supermarché, réassort, étiquetage, clients chiants et serpillière.
Tu y es entrée ce matin, il faisait nuit ; quand tu es ressortie aussi. Mais ce soir il fallait être là.
Tu montes le volume de la sono pour couvrir les cris des totos. Il y a des textes à lire. Une estaffette de la gendarmerie. Faut pas que ça dégénère, ça leur ferait trop plaisir. Et puis il y a la petite.
Elle s’ennuie, elle a faim, tu l’envoies à la boulangerie.

On lâche rien.

*
Un gars tout en noir

Tu vas trop loin, t’es injuste et tu le sais.

Tu t’en fous.
Tu as la rage.
Les flics te regardent de travers derrière les platanes t’en es sûr. Leurs regards et leurs matraques. Devant la pref, le micro sautille. Une militante fait signer une feuille de papier qui finira dans les WC de la pref. Musique de fête, musique de merde, les gens se marrent et ça commence à picoler.
« Hommage aux victimes »… Tu vas les défoncer.

Envie de cramer n’importe quoi
D’assommer des saltimbanques avec un HK.

*
Une militante qui fait de son mieux

Ta petite revient toute barbouillée de chocolat.

Survoltée, essoufflée, elle a retrouvé des copains. Elle repart en bondissant dès que tu lui dis oui.
Un groupe de jeunes s’est assis par terre et décapsule des canettes de bière. Un chien aboie.
Une deuxième voiture de flics vient d’arriver sur la place. Un gars nerveux, tout en noir, n’arrête pas de s’agiter. Un attroupement se forme en marge du rassemblement. Un blouson de cuir, mains dans les poches, tourne autour. Tu le connais, c’est un officier des RG.
Il fait froid. Tu ne sens plus tes doigts.
Ta fille et ses copains, à l’autre bout de la place. Ils sautent dans les flaques.
Tu fais une grimace. La machine est pleine, tu as oublié de la lancer ce matin.

Et ma soeur qui vient déjeuner demain.

*
Un gars tout en noir

Un groupe de jeunes se roule des joints. Tu leur en demanderais bien un.

Tout ton corps est tendu, des arbalètes à la place des artères. Des notes disco te vrillent le crâne. Le sang aux tempes. Ca bourdonne sec. T’as rien mangé.
Tu fermes les yeux et c’est pire.
Des gyrophares plein le cerveau.
Tes jambes lâchent.
Sourd à la place et à ses bruits de caniveau. Tu pars… Les images défilent. Les chars, les FDO, les lacrymos, les grenades. Et les corps meurtris.
Tout à ta douleur. La colère passe, vient la peur. La tristesse. L’après-coup. Tu décompresses. Tu délires. Cauchemardes sous tes paupières.
Tu gémis.

*
Une gamine en joie

Tu as couru dans tous les sens, ta couette s’est défaite et tes jeans sont trempés.

Tu es heureuse.
Les copains ont du rentrer chez eux, c’est l’heure du dîner. Toi tu dois rester mais ça ne t’embête pas. Il y a plein de gens, de la musique, tu te faufiles comme une petite souris à hauteur de hanches. On ne te voit pas. Tu épies les visages, les conversations. Tu joues les espionnes, tu t’imagines en agent secrète. Tu notes tout dans ta tête.

Trop bien cette musique. Je me demande si on a le droit de danser ici.
En tout cas on a le droit de fumer. Piou, ça pue. En plus c’est dangereux ça donne lecancer.
C’était trop bien de retrouver les copains.
Maman a dit que ce soir on mangerait des pizzas.
Mais là elle est encore occupée, elle a dit bientôt ma chérie.
Je vais regarder si je vois le chien.

*
Une militante qui fait de son mieux

Tu commences à ranger mais tu n’es pas tranquille.

Les prises de parole sont terminées depuis une heure. La place se vide. La nuit tombe. De petits groupes trainent. Ça peut encore déraper.
Un pétard te fait sursauter.
Tu voudrais rentrer.
La bande son se dévide en roue libre. Rythme pop, comme si de rien n’était.
Il faut rester. On ne sait jamais.
Tu as donné ton nom pour la demande d’autorisation.
Et tu fais toujours les choses bien jusqu’à leur conclusion.

Planifier ses horaires
Anticiper
Compter les jours avant le salaire
Prendre sa douche au moment adéquat
Ne jamais prendre le train les cheveux gras
Bien plier ses affaires
Lisser ses draps

Où est ta fille ?

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Une gamine en joie

Tu marelles entre canettes et estafettes.

La musique s’est arrêtée mais tu continues à chantonner. Esquisse un bout de choré, seule dans ton univers. Il ne reste plus grand-monde sur la place et la nuit est tombée. Tu n’as pas trouvé le chien en revanche tu as trouvé quelqu’un, allongé par terre. Il a l’air fatigué et ta mère dit toujours qu’il faut être gentille avec les sdf alors tu vas voir si il va bien. Tu te sens fière de pouvoir aider.

Monsieur, vous dormez ?

*
Un gars tout en noir

Quelqu’un te touche la main.
Tu reviens sur Terre.
La place se noie. Un fumigène trace une chandelle. La place devient rouge puis s’éteint. Fin de la playlist, la musique se tait enfin.
Tu entends des bris de verre.
Et soudain
Cette petite main, encore.
C’est lunaire
Tu voudrais ricaner et tu ne fais que pleurer.

*
Une militante qui fait de son mieux

Où est ma fille ?

Tu paniques. Tu plantes là les tracts, le drapeau et la sono. Fais le tour de la place en courant. En appelant.
Tu pleures maintenant.
L’attroupement s’est dispersé, quelques jeunes adossés aux platanes se relèvent avant de partir. Trois personnes discutent de l’autre côté de la place. Tu cherches des yeux les gendarmes, ils sont partis.

Aidez-moi, je vous en supplie.

*
Une gamine en joie

Le monsieur ne dormait pas.
Il n’arrête pas de pleurer alors tu restes avec lui.

Soudain ta mère est là, elle crie ton prénom. Tu ne comprends pas. Elle se précipite sur toi, te bouscule et te serre si fort qu’elle t’étouffe. Elle se mord les lèvres pour ne pas pleurer.
Tu sens une troisième main sur ton épaule.

Là, c’est fini.

Il sourit. Tu souris. Elle sourit.

*
Épilogue

Sur la place, il n’y a plus que vous. Un gars, une militante et une gamine.
C’est tout. Pas de guerrier ni d’héroine.
Pas même le début d’une grande histoire d’amour. Ou peut-être que si.
Juste nous, avec nos colères, nos peurs et nos peines.
Et l’espoir d’un avenir.

*
 

[1] Issu de la tirade finale du film Planet of the apes (1968).