Petite série de textes “dans le sillage de Moitessier”, à l’occasion de la Golden Globe Race. Le premier, paru dans Voiles et Voiliers, est ici.

En octobre 2020, j’étais l’invitée du festival Terre et Lettres de la Rochelle, dont je suis depuis devenue une afficionada (rendez-vous le 25 septembre !). J’y rencontrai au port Joshua, le voilier de Bernard Moitessier, des proches du marin mythique et le Vice Commodore du Yacht Club Classique de la Rochelle, qui avait fait partie pendant plusieurs années de l’équipage qui faisait régater Joshua. Celui-ci, en charge de la culture, avait initié une longue série de réponses “au grand Jack”… Jack London, qui publia en 1912 un texte sur les joies de la plaisance, dans lequel il répondait à la question “qu’est-ce qu’un marin ?” Je me suis pliée avec joie à l’exercice, après les auteurs et autrices David Vann – dont j’ai relu récemment le beau et troublant “Sukkwan Island”, Catherine Poulain, Isabelle Autissier, Jim Lynch, Bjorn Larsson ou encore Hugo Verlomme. Mon texte a été publié dans la revue du YCC en 2021, le voici.

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Réponse “au grand Jack” de Corinne Morel Darleux, le 7 décembre 2020.

« Je suis né il y a bien longtemps et ai été élevé avant l’ère du moteur à explosion. En conséquence, je suis d’une autre époque. » Jack London, Joies de la plaisance (1912)

Au début des années 80, petite écolière parisienne, je déménageai avec mes parents des quartiers périphériques vers un arrondissement chic. Les petites filles m’examinèrent des pieds à la tête et, ne reconnaissant aucune des marques d’appartenance à leur monde, m’ignorèrent superbement. Je me mis à jouer au foot avec les garçons dans la cour de récréation. De là naquit sans doute mon aversion pour la rivalité ostentatoire.

Cette année là, je fis une autre découverte qui scella probablement quant à elle mon goût pour la mer et les mots. Notre maître de CM2 était un homme généreux, il a gardé dans mon souvenir cet air d’instituteur de campagne égaré à la capitale. Il nous fit découvrir l’œuvre de Marcel Pagnol en nous collant entre les mains Le temps des secrets avec pour consigne de le lire en soulignant chaque mot qui ne nous était pas familier. Nous devions en chercher la signification dans le dictionnaire (on avait alors encore ces épais volumes de papier sur des étagères) et la recopier. Naturellement, je pestai. Nous pestâmes tous. J’étais déjà une lectrice passionnée, ce n’est pas cette perspective qui me gênait. Mais ces arrêts incessants, de bastide en papet, entres deux bartavelles et une fourche en bois d’alisier, hachaient le récit et finissaient par briser l’élan qui nous faisait courir à travers la garrigue. Néanmoins je m’appliquai à tenir la consigne et chaque nom d’oiseau, chaque trouvaille du patois provençal fut décortiquée et, ainsi apprivoisée, vint élargir notre vocabulaire.

Je retrouve aujourd’hui dans les écrits de marins le plaisir de ce langage « technique », non au sens artificiel du terme mais en ce qu’il désigne une chose et une seule, dans une justesse unique. Je me suis en revanche affranchie du devoir d’en chercher la définition précise. J’ai ainsi lu La longue route de Bernard Moitessier sans me soucier de comprendre tous les termes de navigation employés. Je n’en avais nul besoin pour vivre avec lui. Au contraire, cet univers lexical, par son étrangeté même, me semblait ajouter du charme à l’exploration et au récit. Car pour une profane non-navigatrice, l’évasion que procure un carnet de bord tient tout autant aux mers traversées et aux caps franchis qu’aux termes inédits. On ressent confusément qu’ils ont un sens précis, voire vital par gros temps ou en cas d’avarie mais, confortablement rivée au sol dans sa lecture, on peut se contenter de se laisser bercer par leur sonorité.

Certains poètes défendent ainsi le droit au rythme, au-delà de la signification : sur le sens des mots ils privilégient la scansion, la musique des chuintantes, des occlusives orales sourdes et du staccato. Quand on lit Joies de la plaisance de Jack London, c’est effectivement une certaine poétique marine qui s’élève des onomatopéens sloop, wharf, rouf, une mélodie qui accompagne les évocateurs balancine de grand-voile, gaillards d’avant et toron d’effiloche, et nul besoin de savoir situer les ris, guindeau, palan, dalots, câblots, daviers, rabans, rail de fargue et capot de la baille à mouillage pour accompagner le grand Jack dans son bonheur à naviguer sur un petit bateau.

C’est aussi ce maître d’école parisien qui m’a fait découvrir la mer. Pas celle qui vous lèche gentiment les pieds sur une plage de Méditerranée mais celle qui vous roule, vous submerge, déborde et vous envoie dessaler. Nous étions partis en classe de mer sur l’île de Noirmoutier, dans un centre muni de quelques Optimist sur la plage des Dames et… d’une essoreuse à chaussettes. Il s’agissait de deux rouleaux munis d’une manivelle sur le côté, solidement accrochés au mur, que nous faisions tourner après y avoir glissé nos linges détrempés. La mémoire a ceci de curieux que c’est une des choses dont aujourd’hui je me souviens le mieux. Indéfectiblement accrochée à une grande sensation iodée, celle « du sel dans la moelle des os », rugueuse et glacée. Et pourtant, sans être allée jusqu’au « sang jaillissant sous les ongles », comme je comprends Jack London mariant épuisement et plaisir. Le souvenir en reste charmé : « le goût du sel ne s’oublie jamais ».

1982, 1906, 1888. Trois jeunesses si différentes, à presque un siècle d’écart… A l’époque du Temps des secrets et de Noirmoutier, dans mon école parisienne, nous avions entre neuf et dix ans. Marcel Pagnol lui était âgé de onze ans au moment de son grand amour avec la demoiselle Cassignol et de l’entrée au lycée. Jack London, qui écrira plus tard « A douze ans, j’ai entendu l’appel de la mer », enchaînait déjà à cet âge les petits boulots dans la baie de San Francisco. Vendeur de journaux, ramasseur de quilles dans un bowling, balayeur de jardins publics, livreur de glace… Ce sont ces travaux qui lui permettront se s’acheter, pour soixante dollars, son premier bateau. En homme conscient de sa classe sociale, Jack London sait les rapports de force qui traversent la société. Est-ce cette précarité subie – puis dominée – qui lui fait sentir, mieux que d’autres « bien nés », la valeur de la simplicité et de l’autonomie ? Ses mots ne cachent pas en tout cas combien de fierté il éprouve à avoir lui-même « taillé dans la forêt » le bateau avec lequel il descendit le Yukon jusqu’à la mer de Behring, ou sa sympathie respectueuse pour la connaissance vernaculaire des pêcheurs japonais. Pas plus qu’ils ne dissimulent son mépris pour les « marins au long cours d’aujourd’hui » qui ne savent plus naviguer, ni pour la monotonie des énormes navires charbonniers. Car Jack London est tout autant marin qu’aventurier.

Je le dis sans ambage, je ne sais pas ce qu’est un marin. J’ai trop peu navigué pour ça. Mais je sais reconnaître qui porte sincèrement les valeurs de dignité et de simplicité. J’aime à penser qu’il existe à travers le temps une sorte de confrérie des adeptes du s’alléger pour mieux avancer et du coup d’Opinel qui libère, comme celui de Bernard Moitessier et sa femme Françoise sectionnant les traînards qui freinaient leur voilier Joshua en pleine tempête, en 1966 – un geste qui les a probablement sauvés. Je me reconnais dans qui peste légitimement contre la folie du monde moderne, l’accumulation matérielle qui détruit nos écosystèmes et la sophistication technologique qui nous aliène en nous rendant littéralement incapables. J’éprouve enfin une immense sympathie pour qui abandonne la course pour gagner le Pacifique sans drame au fond de soi comme Bernard Moitessier expliquant « J’avais envie d’aller là où les choses sont simples » ou qui, rentrant de mer, choisit, comme le fit London, la quiétude d’une fertile vallée.

Plaider la virtuosité contre la performance est hélas une valeur qui dévisse dans nos sociétés. Et j’ai en conséquence moi aussi trop souvent la sensation d’être d’une autre époque, avec l’urgence chevillée au corps de faire entendre au monde entier, face à un hubris déchaîné, que, comme le rappelle Jack London, quand le vent monte il faut réduire la toile.