Avec un peu de retard et un saisissant décalage saisonnier, voici ma chronique écrite l’été dernier pour le numéro de rentrée du magazine Imagine. Deux jours après l’envoi de cette chronique, le 5 aout, un feu se déclarait sur les pentes du Vercors, près de Romeyer. Neuf jours à scruter le ciel, à penser aux pompiers et à pleurer les 380 hectares partis en fumée. Alors que nous sommes désormais en février, qu’il gèle chaque nuit depuis des jours sans discontinuer, on a le sentiment qu’il n’a pas plu depuis une éternité et une récente étude du syndicat mixte de la rivière Drôme fait titrer à France Bleu : “En 2050, le manque en eau sera terrible dans la vallée de la Drôme“.

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Je vous écris d’un Vercors qui hoquette et suffoque. Comme d’innombrables lieux à la surface de la planète, tout ici vacille derrière un rideau de chaleur qui fait trembler l’air et pleurer les yeux. La rivière qui serpente au milieu de notre vallée est terriblement basse, on n’y voit plus flotter aucun canoë. Les premiers troupeaux doivent redescendre d’estive, où ils restent habituellement jusqu’à la fin de l’été. L’herbe y est si rase et pelée qu’ils n’ont plus rien à manger. Les paysans, privés d’irrigation, ont déjà du sacrifier courgettes, poivrons et aubergines. Nous sommes en alerte sécheresse depuis le 7 avril et en niveau de crise depuis le 18 juillet.

Nous avons du dire adieu à notre potager et, pour sauver les jeunes fruitiers, actionner les cuves de réserve, remplies d’eaux de vieilles pluies. Depuis des semaines, des mois, le ciel azuré ne s’est assombri qu’une fois, au tout début de l’été. En un quart d’heure le temps a changé, une tempête s’est abattue sur le sol sec et dur. Nous y avons perdu un noyer, couché à terre, à demi déraciné. Quelques jours plus tôt, les falaises du Vercors avaient connu un départ de feu, le premier sur ce versant de mémoire de villageois. Partout, les arbres roussissent, laissant pendre des sections mortes, des feuilles recroquevillées, et donnent à l’ensemble du paysage un air désespérément automnal au cœur de l’été.

Jamais je n’ai été saisie du sentiment aussi poignant que nous y étions, qu’un point de bascule était en train d’être franchi. Nos paysages quotidiens sont désormais percutés sous nos yeux. Les réseaux sociaux et les médias s’en font enfin les relais, n’hésitant plus à parler d’aridité persistante, du mois de juillet le plus sec depuis 1885 en Belgique, relatant les flammes de vingt-cinq mètres de haut en Gironde, l’effondrement du glacier de la Marmolada dans les Alpes italiennes et les épisodes de canicule répétés. Jamais sans doute a-t-on autant discuté climat dans les bistrots en guettant le moindre signe d’ondée.

Et pourtant, au milieu d’étendues jaunes et piquantes, de champs cultivés forcés à l’abandon, les piscines privées sont remplies et les stations de lavage de voitures toujours ouvertes. On continue d’arracher des arbres et de se réjouir de participer à l’horreur d’une coupe du monde au Qatar. Laurent Wauquiez, président de la Région, vient de mettre fin au financement des zones protégées. Je ne sais même plus qui, en France, est Ministre de l’écologie. Et le jet de Bernard Arnault a émis autant de CO2 en juillet qu’un français en émet en 52 années.

La fable de la grenouille (*) n’a jamais résonné aussi cruellement. Les corps qui ne meurent pas s’habituent – je me suis surprise à enfiler un gilet à 25 degrés ; les esprits restent engourdis de l’illusion du progrès. Rien ne semble plus pouvoir nous faire bondir. La catastrophe c’est quand les choses suivent leur cours, écrivait le pessimiste révolutionnaire Walter Benjamin, pour qui il fallait « couper la mèche qui brûle avant que l’étincelle n’atteigne la dynamite. » Nous y sommes. La mèche est bien courte désormais et s’il n’y a pas de sursaut aujourd’hui, il n’y en aura jamais.

 

(*) « Si l’on plonge subitement une grenouille dans de l’eau chaude, elle s’échappe d’un bond ; alors que si on la plonge dans l’eau froide et qu’on porte très progressivement l’eau à ébullition, la grenouille s’engourdit ou s’habitue à la température pour finir ébouillantée. »