Mon entretien avec Vanina Delmas pour Politis, paru dans l’hebdo n° 1736 – 1738 et “libéré” par les abonnés (merci à elles et eux !)

En tant que militante écologiste, comment avez-vous vécu cet été, pendant lequel les catastrophes climatiques se sont enchaînées ?

Assez mal, et cela m’a vraiment surprise. Je sais bien, pourtant, qu’être ultra-informée des événements climatiques n’est pas la même chose que de les expérimenter, les affronter dans son lieu de vie, son paysage familier, son jardin… Je vis dans un petit village au pied du Vercors et nous avons beaucoup souffert de la sécheresse.

Quand la pluie est enfin arrivée, elle a apporté la foudre, qui a provoqué un incendie sur 380 hectares juste au-dessus de chez nous. Pendant dix jours, nous avons vécu avec les canadairs, les ballets d’hélicoptères, les bruits de moteurs, l’odeur de fumée et de cendre mouillée.

Nous sommes beaucoup de militant·es aguerri·es à avoir été ébranlés, à avoir vécu cet été comme la cristallisation d’un sentiment d’échec, celui de quinze années de lutte. Nous nous sommes dit que notre temps de lanceurs d’alerte était révolu : tout désormais est su, documenté, sous nos yeux et dans nos vies. Et pourtant, ça ne suffit pas.

Vous ne pensez donc pas que la prise de conscience écologique se soit généralisée ?

Non. Beaucoup de personnes ont vécu un choc émotionnel cet été, mais je ne crois pas qu’on en soit à une prise de conscience suivie d’effets. Il reste un travail important de politisation pour dépasser le stade de l’angoisse ou de la peur, et que cela provoque des transformations concrètes.

Pour le moment, je ne vois pas de changements majeurs ni au niveau des politiques publiques, ni des comportements individuels. La pandémie, le dérèglement climatique, l’extinction de la biodiversité, la guerre en Ukraine…

Le début des années 2020 aurait pourtant dû a minima engendrer des questionnements profonds. Or j’ai le sentiment que cela a surtout renforcé les tendances existantes, que ce soit sur le plan agro-industriel, énergétique ou le recours à la technologie.

Un exemple : on a eu une panne de réseau dans la vallée de la Drôme. Au marché, on se faisait des petits papiers de reconnaissance de dette, car, sans réseau, impossible d’utiliser les cartes bancaires ou de retirer de l’argent.

Cela aurait dû nous faire prendre conscience de notre dépendance au numérique. Mais au final, au lieu d’interroger nos usages pour réduire cette vulnérabilité, la réaction majoritaire a été de demander plus d’antennes, de répartiteur, de fibre… Je suis marquée par notre incapacité collective à tirer des enseignements des événements.

Que faut-il faire : baisser les bras ou continuer la politisation des esprits ?

Quand je dis que le temps de l’alerte est révolu, j’exagère ; ce n’est qu’à moitié vrai. Dans un premier temps, il faut bien sûr continuer à informer mais surtout expliquer la manière dont tout est lié : les questions sociales, économiques, environnementales et démocratiques. Sans cette vision systémique, politique, il n’y aura pas de choix éclairés.

Récemment j’ai appris avec stupeur qu’Elon Musk commercialisait un parfum odeur « cheveux brûlés » à 100 dollars. Pourquoi fait-il une chose pareille ? On ne peut pas se contenter de prendre cette information comme un gag scabreux ou une simple lubie. Il faut pouvoir la mettre en perspective avec le pouvoir des réseaux sociaux, Space X et la conquête spatiale, l’envoi massif de satellites qui bloquent l’évaluation météorologique…

Dans un second temps, il y a la politisation par l’organisation collective, basée sur le trépied classique de la transformation sociale. Premier pied : la résistance, par des positions frontales face au système, y compris par des opérations de blocage, d’interposition physique, par exemple sur l’artificialisation des terres agricoles pour construire des entrepôts Amazon.

Ensuite, la préfiguration, c’est-à-dire comment nous pourrions vivre autrement, ici et maintenant, sans attendre. C’est ce qui se passe dans le champ de la paysannerie alternative ou dans les ZAD.

Enfin : la bataille culturelle, pour que le « cool » change de camp. Comment faire par exemple pour que ce ne soit plus cool de rouler en quad ou d’organiser un rallye au milieu d’un parc naturel régional ? C’est pas cool, c’est pas classe, c’est la honte et il ne faut plus avoir peur de le dire. Et si ça passe par le fait de se faire traiter d’amish ou de rabat-joie, eh bien assumons, car en effet la fête est finie ! Surtout, d’autres fêtes sont possibles, plus joyeuses et plus dignes.

« D’autres fêtes sont possibles, plus joyeuses et plus dignes. » (Photo : Maxime Sirvins.)

Nous sommes capables de déployer d’autres sources de plaisir que l’hubris. Faire les choses par soi-même, par exemple, est une source de satisfaction sincère. Or on devrait s’inquiéter davantage de la vitesse à laquelle on désapprend à faire certaines choses cruciales, vitales.

Commençons donc par nous réapproprier les savoir-faire que nous avons délégués à des intelligences artificielles, des algorithmes, ou à d’autres personnes qu’on paye (peu) pour faire à notre place ce qu’on juge dégradant. Comme l’écrit Aurélien Berlan (1), c’est là que réside la vraie liberté.

Malgré l’urgence écologique, des divergences existent entre les divers mouvements et collectifs écolos, notamment sur les modes d’action. Quelle stratégie adopter selon vous pour faire front ?

J’aimerais bien qu’on pense en termes d’alliances et de passages de relais, au lieu de décerner les bons et mauvais points de radicalité. C’est ce que j’appelle l’archipélisation des îlots de résistance. Ces îlots existent un peu partout, mais n’ont pas les mêmes vécus, les mêmes cultures politiques, les mêmes possibilités matérielles, les mêmes modes d’action. En revanche, ils peuvent avoir des horizons communs.

Par exemple, des personnalités comme Cyril Dion ou Marion Cotillard sont critiquées mais, soyons honnêtes, elles parviennent à toucher des personnes que les mouvements plus « déters » ne touchent pas, voire rebutent. Des films grand public ou des initiatives comme la Convention citoyenne pour le climat peuvent provoquer des déclics.

Plutôt que de les stigmatiser, on serait mieux inspirés de se saisir de ces déclics, d’en prendre le relais pour politiser l’engagement naissant, expliquer les enjeux systémiques, puis accompagner celles et ceux qui veulent aller plus loin en termes d’intensité, tout en respectant les choix de celles et ceux qui préfèrent planter des arbres ou des haies.

L’enjeu reste malgré tout de parvenir à rassembler massivement ces mobilisations pour qu’elles pèsent davantage, non ?

On ne devient pas activiste du jour au lendemain et ce n’est pas une fin en soi. Que ce soit les marches et les manifestations, les actions de désobéissance civile – d’Alternatiba aux Soulèvements de la Terre – ou la bataille culturelle, il faut penser en termes de progression, de complémentarité et de relais.

Si aujourd’hui nous sommes pressés par l’urgence, quoiqu’il arrive dans cinq ans, nous aurons besoin de renforts pleins de feu et d’énergie pour militer. Et ces renforts sont peut-être en train de découvrir la question en signant des pétitions aujourd’hui…

Depuis trois ou quatre ans, il me semble qu’on assiste à un déplacement du centre de gravité de l’action politique. De nouvelles formes de militantisme émergent, dont une des spécificités est de ne plus envisager le rapport de force comme avant.

La tradition de la gauche ouvrière reposait beaucoup sur la question du nombre : il fallait être le plus nombreux possible, au même endroit au même moment, sur les mêmes mots d’ordre, le même type de revendication, pour espérer peser sur les décisions prises par d’autres que nous – généralement, le gouvernement.

Cette stratégie a apporté de belles conquêtes sociales mais elle atteint ses limites : on l’a bien vu ces dernières années, contre la réforme des retraites, avec les gilets jaunes ou la pétition de « L’Affaire du siècle ».

Peut-être l’époque est-elle à davantage d’actions locales, ponctuelles, éparses, inattendues et démultipliées, où ce n’est pas le nombre qui fait la force. Je crois aussi de plus en plus à l’importance d’actions performatives davantage que revendicatives, le tout fédéré par un horizon commun. C’est ce que je vois émerger dans les galaxies de l’agroécologie paysanne, des mouvements technocritiques, des ZAD, des jardins et des terres en lutte, dans le sillon des brèches ouvertes à Bure ou à Notre-Dame-des-Landes.

Dans votre essai Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce, vous tentez de réhabiliter le concept de « refus de parvenir ». Que signifie-t-il ?

Le refus de parvenir est un concept formulé par Albert Thierry, instituteur libertaire et anarchiste, au début du 20e siècle. C’est le refus de se saisir des honneurs et privilèges tendus par la classe dominante pour vous mettre au service du système. Cela rejoint la critique de ce qu’on appelle aujourd’hui la méritocratie ou l’ascension sociale, cette fable bien commode du « Quand on veut, on peut ».

J’ai eu envie de combiner cette notion avec la figure de Bernard Moitessier, ce navigateur qui a participé à la première course autour du monde à la voile en solitaire, sans escale et sans assistance extérieure. Alors qu’il était en passe de remporter la course, il a décidé de ne pas franchir la ligne d’arrivée et de changer de cap vers les îles du Pacifique.

Cette délibération intérieure sur ce qu’on a vraiment envie de faire de sa vie, et à quel prix, je l’ai tissée avec les enjeux sociaux et environnementaux actuels, en questionnant la réussite matérielle et tout ce qu’elle véhicule d’injustice sociale, de pollutions environnementales, de prélèvements outranciers dans les ressources naturelles. Le refus de parvenir est très lié in fine à la question de l’écologie politique et de la justice sociale.

Cela fait écho aux discours d’étudiants de grandes écoles qui appellent à bifurquer, voire à déserter les grandes entreprises. Mais aussi écho à votre propre parcours...

Le refus de parvenir percute de plus en plus de personnes, jeunes souvent, qui s’interrogent sur leur carrière, leurs études, et qui pour certaines bifurquent ou démissionnent – surtout chez les plus diplômé·es. Cette vague de mobilisation est encourageante, même si on reste loin du mouvement de masse. Elle participe à la bataille culturelle en changeant l’ambiance sociale, en incitant tout le monde à réfléchir, à en parler, à se poser des questions.

Me concernant, cela s’est fait de manière progressive. J’ai d’abord suivi toutes les étapes de la bonne élève qui ne se pose pas trop de questions – tant que ça marche, on passe à l’étape d’après. J’ai eu le bac puis intégré une prépa HEC, une école de commerce, fait un doctorat… Dans une logique presque machinale – c’est-à-dire tout ce que je combats aujourd’hui – due à des conventions sociales plus qu’à de vrais choix.

J’ai travaillé pendant quelques années comme consultante auprès d’entreprises du CAC 40, mais je m’interrogeais déjà. Je me souviens de discussions, étudiante, pendant lesquelles nous étions une poignée à assumer qu’on voulait travailler le moins possible, ne pas perdre notre vie à la gagner. Le directeur de notre école hallucinait : nous étions destiné·es à accomplir de grandes carrières…

J’ai vraiment commencé à m’engager en politique plus tard, d’abord autour des questions d’inégalités sociales, puis de fil en aiguille j’en suis venue à la décroissance, aux idées de revenu universel, de revenu maximal, de réduction du temps de travail. Les débats étaient vifs, on s’inscrivait dans une filiation de l’écologie politique basée sur les travaux d’André Gorz ou d’Ivan Illich. Mais on n’était pas très nombreux. Il y a quinze ans, parler d’écologie anticapitaliste était marginal, ça l’est beaucoup moins aujourd’hui.

Selon vous, faut-il déserter ou bien tenter de changer le système de l’intérieur ?

Je suis de plus en plus dubitative sur le fait de changer le système de l’intérieur. D’abord, parce que les stratégies d’entrisme existent depuis les années 1950 et n’ont pas vraiment fait leur preuve. Ensuite, parce que les risques de se faire récupérer, de se perdre en route avant d’arriver aux manettes, sont grands. Enfin et surtout, ces grosses machines que sont les grands corps d’État ou les multinationales ont des logiques internes structurelles.

Vous pouvez avoir toutes les bonnes volontés du monde à des postes de direction pour le développement durable ou la RSE, une multinationale est beaucoup plus que la somme des individus qui y travaillent. C’est tout un entrelacs d’intérêts croisés, historiques, une culture d’entreprise, des exigences de rentabilité actionnariale, et ce n’est pas par la persuasion ou en changeant les personnes qu’on fera en sorte que la recherche de profits ne soit plus leur priorité.

Quant aux élections, je crains fort qu’on ne joue pas avec des règles claires et équitables. Ça suppose des détours pas toujours glorieux ni suivis d’effets. Et là aussi, on tente cette voie de conquête du pouvoir depuis un bail…

Je m’intéresse plus actuellement aux stratégies de double-pouvoir : doublonner les institutions étatiques et économiques afin de les vider de leur substance en créant des structures parallèles sur un modèle autogéré, solidaire, écologiste. Cela rejoint les théories de Murray Bookchin et le municipalisme libertaire.

Comme le disait l’anthropologue David Graeber, il faut préfigurer dès maintenant le monde que l’on souhaite voir advenir, agir sans attendre comme si nous étions déjà libres. C’est d’ailleurs ce que font nombre de celles et ceux qu’on a nommé les déserteur·ses : en réalité pour la plupart ils ne désertent que la partie la plus toxique du système !

Comment menez-vous aujourd’hui la bataille culturelle, la bataille des imaginaires face au récit dominant ?

Je suis compagne de route – en électron libre – de plusieurs mouvements, collectifs et actions qui me semblent aller dans le sens de l’autonomie politique et matérielle, de la sobriété, de la désescalade numérique, de la justice sociale, de la protection de la biodiversité. Et puis il y a l’écriture désormais, que ce soit sous forme d’essai ou de romans, pour aborder ces thématiques d’une autre façon. Je m’y sens plus libre et la littérature permet de toucher d’autres personnes, de manière sensible, en musclant l’imaginaire.

On s’est beaucoup adressé à la raison et il faut continuer, mais sans oublier que nous sommes aussi des corps en mouvements, des affects, des émotions, des peurs ou des rêves. Or, je pense que parfois le cerveau est tellement saturé d’information que, pour mettre en mouvement, les affects doivent prendre le relais. Les deux sont complémentaires.

La fiction permet une liberté infinie, on peut tout imaginer, tout vivre et cette ouverture des possibles est particulièrement importante en littérature jeunesse. Avec Le Gang des chevreuils rusés, je fais quasiment de l’initiation aux luttes et à l’activisme à des enfants de 10 ans !

 

La poésie omniprésente dans vos écrits était-elle déjà là quand vous étiez au cœur de la machine politique ? Est-ce que vous vous autorisiez à vous émerveiller comme aujourd’hui ?

Je m’y autorisais beaucoup moins. C’est sans doute inhérent au milieu politique dans lequel j’évoluais, qui laisse peu de place au sensible, peu de temps pour la poésie et qui discrédite la rêverie. Les causes qu’on portait étaient tellement graves, critiques qu’on estimait qu’on ne pouvait pas se permettre ce détour par les émotions. Des réflexes de petits soldats de la politique.

Et puis il est difficile, dans un milieu militant qui ne jure que par l’organisation collective, d’assumer les doutes qui surgissent parfois sur la force du dit collectif, ou de respecter son propre besoin de solitude.

Il a pourtant existé à gauche un courant, le romantisme révolutionnaire, qui mériterait sans doute d’être relancé aujourd’hui ! Je me réfère souvent à Rosa Luxemburg. Lire sa correspondance par temps de guerre et d’incarcération est très libérateur pour moi : même dans les pires circonstances, Rosa continuait de s’émerveiller en observant les bourgeons et la forme des nuages dans le ciel, de s’inquiéter du sort d’une coccinelle gelée. Elle nous rappelle qu’on peut s’émerveiller du monde tout en s’inquiétant pour lui, et que cela n’altère en rien la détermination militante, bien au contraire. C’est un apport très précieux en ces temps troublés.

 

(1) Terre et Liberté, La quête d’autonomie contre le fantasme de la délivrance, Aurélien Berlan, éditions la lenteur, 2021.