Chronique publiée dans Yggdrasil numéro 5 en juillet 2020
En 1953, le Kenya est déchiré entre répression et attentats, le mouvement des Mau-Mau est en pleine révolte contre les colons et l’exploitation britannique. Joseph Kessel, écrivain et journaliste, convainc France Soir de l’envoyer en reportage dans ce pays, alors guère connu que de riches chasseurs de trophées. Amateur de lettres et d’aventures épiques, Kessel voyage dans le sillage de John Huston, rencontré cinq ans plus tôt à Hollywood et qui vient de tourner African Queen dans des conditions apocalyptiques et surtout de Joseph Conrad, l’auteur très admiré de Au coeur des Ténèbres, paru en 1899. Au terme d’un long périple dans l’Afrique des Grands Lacs, Kessel est accueilli avec sa femme dans la réserve d’Ambolesi. Là, il éprouve « le sentiment étrange d’être invité au royaume animal » et, pris d’éblouissement, descend de voiture sur la route pour rejoindre un troupeau d’éléphants. C’est un garde qui le retiendra au dernier moment. Le lendemain, le même phénomène se reproduit : Kessel, hypnotisé, s’avance vers le point d’eau pour se mêler aux animaux sauvages. « C’était, écrira-t-il dans Témoin des hommes, l’un de ces instants pour lesquels un homme doit remercier son destin ».
C’est cette « envie irrésistible de se fondre à ce troupeau sublime » qui va s’exprimer dans un de ses livres les plus connus, Le lion, paru quelques années plus tard en 1958. Kessel, qui assume par ailleurs son attrait pour les affaires viriles et guerrières, s’y exprime par la voix d’une jeune fille de 10 ans. Patricia a grandi dans la réserve, loin des conventions occidentales que tente désespérément de préserver sa mère. Son père, ancien chasseur repenti, consacre désormais sa vie à la réserve. Et c’est l’histoire de ce trio familial, qui s’aime mais ne peut pas vivre ensemble, que nous conte Kessel à travers le destin cruel d’un autre trio d’une puissance incroyable, celui formé par Patricia, King, le lion, et Oriounga, un jeune guerrier Masaï.
Le lion n’est pas un conte pour enfants. La nature n’y est pas généreuse, Patricia n’est pas une petite fille et les rites Masaï n’y ont rien d’un exotisme fantasmé. C’est avant tout le récit romancé du conflit de loyauté que connaît chaque individu vis à vis de soi-même comme de son entourage, poussé à son paroxysme par la relation de Patricia à King. Une allégorie de l’ambiguïté qui traverse les liens familiaux, mais aussi tous les grands amours et les rapports au monde sauvage. C’est surtout le récit immémorial de la volonté de possession des êtres et des tragédies qu’elle engendre. On y retrouve l’amour et la cruauté, le don et le défi, la beauté et la brutalité à parts égales, sans que Kessel cherche jamais à nous y imposer de jugement moral.
Le lion, de Joseph Kessel (1958, Gallimard)