Chronique parue dans le numéro 140 (septembre-octobre) du magazine Imagine.

L’écologie sans lutte des classes, c’est du jardinage”. Ce slogan redoutablement efficace, repéré lors des manifestations fin 2019 au Chili, a fleuri depuis sur les réseaux. Est-ce le signe de la montée en puissance d’une écologie anticapitaliste ? Faut-il vraiment, au nom de la lutte, jeter le jardinage aux orties ?

On pourrait voir dans cette phrase un signal faible, ces indicateurs de tendance qui murmurent le monde de demain. Mais elle n’est pas nouvelle : on la doit au syndicaliste brésilien Chico Mendes, assassiné en 1988. Chico Mendes était un seringueiro, ces ouvriers chargés de récolter le latex des hévéas en Amazonie. Exploités à la fin du 19e siècle durant la fièvre du caoutchouc (magistralement narrée dans le Fitzcarraldo de Werner Herzog), ils vont ensuite occuper les terres abandonnées après la chute des cours. Mais dans les années 70, les latifundistes, de grands propriétaires terriens, débarquent pour mettre du bétail à la place des arbres. Chico Mendes et ses camarades vont alors organiser les empates : des occupations qui rassemblent jusqu’à 300 familles face aux bulldozers pour empêcher la déforestation.

Cette lutte historique des seringueiros a fait la preuve du lien qui existe entre défense des écosystèmes et luttes sociales. Chico Mendes lui-même refusait de séparer syndicalisme, socialisme (historique) et écologie : « Au début, je pensais que je me battais pour sauver les hévéas ; puis j’ai pensé que je me battais pour sauver la forêt amazonienne. Maintenant, je sais que je me bats pour l’humanité ». Dans sa lignée, de nombreux collectifs ne séparent pas aujourd’hui le jardinage de la lutte mais au contraire l’utilisent en le détournant et transforment ainsi une activité inoffensive en acte subversif. Ainsi, parmi les autres slogans qui circulent, « Cultiver c’est résister » offre un joli écho aux mots de Chico Mendes et rappelle que l’écologie peut être à la fois du jardinage et de la lutte sociale.

Depuis les Diggers du 17e siècle, le droit de « bêcher, labourer et habiter » sans titre ni loyer, dans une perspective autonome et égalitaire, n’a jamais cessé de se décliner. Ainsi, l’an dernier était organisée une vendange sauvage dans les 35 hectares de Pierre Gattaz, ancien président du Medef. A Genève, en mai, un potager naissait au milieu du Golf Club. Fin juin, dans le Nord de la France, un autre potager était planté sur un terrain destiné à un projet démesuré. Le 3 juillet, le Conseil d’État ordonnait la suspension des travaux aux Jardins des Vaîtes à Besançon. Là encore, c’est un jardinage d’occupation qui a permis de sauver les jardins et 31 espèces protégées du béton. C’est aussi « fourche en main » qu’est né le Quartier Libre des Lentillères à Dijon, sur des terres menacées par un projet immobilier. Un blocage par le potager qui s’est reproduit en juin dernier, quand 200 personnes se sont réunies pour sauver une friche : l’empate est devenue « prise de terre » et le terrain est désormais auto-géré.

Du « Sème ta ZAD » de Notre Dame des Landes aux bombes à graines des « Guerrilla gardeners » ou au lâcher d’amarante, une résistante aux herbicides utilisée pour saboter des champs de soja transgénique, il existe bien un jardinage de classe. Celui qui répond à la précarité dans des squatts de subsistance où s’organisent des distributions alimentaires, qui émancipe des supermarchés et du prêt-à-manger, qui refuse de faire de la bio un créneau pour privilégiés. Un jardinage qui ne se résume pas à planter des géraniums mais qui, hautement politique, s’empare des questions d’autonomie et de solidarité, de communs et de biodiversité. Qui s’installe sans autorisation ni titre de propriété pour contester les projets toxiques, l’accaparement du foncier et la propriété privée. Un jardinage combatif, imaginatif, solidaire.

Mettre les mains dans la terre, c’est enfin aussi un premier pas vers la sortie de l’anthropocentrisme. C’est expérimenter, de tous ses sens, son statut terrestre et s’ouvrir un lien avec un autre univers, le nôtre, fait de rhizomes, d’humus, de graines et de vers de terre. Là où la vie grouille, fertilise et nourrit, à l’instar des réseaux souterrains, clandestins ou anonymes qui font sans dire. Et dont dépend sans doute notre avenir.