Chronique publiée sur Reporterre le 11 novembre 2020

Ça fait maintenant plus d’un an, après nous être éloignés de la ville, qu’on vit avec les chevreuils ici. Qu’on les guette et les attend. La première fois, c’était au début de l’été dernier, on venait de s’installer avec un verre dehors pour un apéro bien mérité. J’ai beau vivre dans ce petit coin de la Drôme depuis douze ans, j’ai eu l’impression d’un tour de magie, d’un cadeau. Ils étaient deux jeunes, sortis du bois qui surmonte la colline devant la maison. Depuis, je garde toujours un œil dans cette direction et régulièrement, après un frémissement annonciateur à la lisière des arbres, ils étaient là. Un matin frisquet, dans la brume qui montait du champ, j’ai même vu une mère avec deux petits s’élancer d’un bond pour franchir le petit canal. Je les ai suivis du regard jusqu’aux vignes dans lesquelles ils ont serpenté en sautillant jusqu’à disparaître plus loin, vers le sommet. Ça m’a fait ma journée.

La semaine dernière, c’est un renard roux, pour la première fois, qui a fait son apparition. Au début, j’ai cru que c’était le chat qui s’était éloigné, je ne le distinguais pas clairement, mais quand la silhouette est sortie des hautes herbes, il n’y avait plus de doute possible. C’était à peine plus gros (oui, mon chat n’est pas fluet) mais surtout avec une queue incroyable. Son pelage roux flamboyait au soleil. Il n’avait pas l’air aux aguets, plutôt peinard, à bondir les pattes en avant pour choper les rongeurs comme les renards polaires qui piquent le nez le premier dans la neige. Je l’ai observé, m’étonnant qu’il reste si longtemps à découvert. En définitive, j’ai passé deux heures collée là, à le regarder en souriant bêtement. C’était mon premier sourire de ce « jeudi noir » atterrant du 29 octobre, entre attentat à Nice et reconfinement. Une heure plus tard, j’ai entendu des coups de feu et les clochettes des chiens de chasse. Je suis sortie précipitamment, je n’ai vu personne. Ni renard ni chasseur. J’ai juste pu croiser les doigts.

Dans ces moments, on prend conscience qu’on habite le même territoire 

De l’avoir vu comme ça, si près de nous, de l’avoir suivi à la lunette et d’avoir épié ses bonds… Imaginer qu’en un coup de fusil, il se retrouve avec un trou au milieu, ça m’a flinguée. Vraiment. Ça m’était déjà arrivé avec un chevreuil, le même spectacle gracieux et émouvant, ce temps suspendu hors du temps de l’actualité et de la folie des Hommes… Suivi de coups de feu. Le même serrement de cœur.

Là où le sol s’est enlaidi, là où toute poésie a disparu du paysage, les imaginations s’éteignent, les esprits s’appauvrissent, la routine et la servilité s’emparent des âmes et les disposent à la torpeur et à la mort » Élisée Reclus

Alors évidemment, ça peut paraître idiot de se sentir un lien privilégié avec un animal juste parce qu’on l’a aperçu plus nettement et plus longuement qu’un autre, mais en fait non. Ce n’est pas idiot. Dans ces moments-là, on prend conscience qu’on habite le même territoire. Que quand on crève de chaud, eux crèvent de soif. Que quand on les voit dans les champs ou la vallée, c’est souvent parce qu’il n’y a plus rien à manger en forêt ou plus haut. Et puis, juste que c’est beau et que ça vous soulève un peu d’entrevoir un instant ces animaux. Parce que soudain, cet animal n’est pas juste un prélèvement autorisé par le préfet. C’est une masse animée, pas juste de chair et de sang, qui a une forme et un comportement, qui possède un truc singulier qu’on cherche à repérer pour le distinguer. Ce renard, par exemple, penchait bizarrement la tête sur le côté, comme s’il avait un torticolis, ça nous a fait marrer et c’est à ce signe qu’on a su que les voisins aussi l’avaient vu la veille. Ce n’était plus un renard anonyme, invisible. On l’avait reconnu.

Je ne saurais pas dire s’il y a eu plus de chevreuils pendant le confinement du printemps. Je n’ai pas été attentive à ça, je crois, à ce moment-là, il y avait d’autres urgences, d’autres inquiétudes, d’autres serrements de cœur. Et puis ici, confinement ou pas, il y a des chardonnerets élégants qui picorent les tournesols et des chouettes qui se répondent la nuit. La vie circule librement. Mais, hier, le préfet de la Drôme a publié un arrêté dérogatoire au nouveau confinement indiquant qu’« en cette période automnale, correspondant habituellement à l’exercice de la chasse et à la réalisation d’une part très importante des prélèvements, la régulation des espèces de la faune sauvage responsables des dégâts agricoles et sylvicoles est nécessaire ». Cet arrêté du 6 novembre 2020 autorise la chasse « de régulation du grand gibier » en deux petites pages sur lesquelles sautent aux yeux les mots « chevreuil et cerf élaphe », « battues, y compris avec chiens » et en petit dans la colonne encore à côté, « le renard pourra être chassé dans les mêmes conditions spécifiques ».

Les paysans ne crèvent pas des dégâts occasionnés par les chevreuils, les renards et les cerfs. Ils crèvent de ce monde devenu fou. De cette course au fric, de la mondialisation devenue tarée, de l’exploitation de la main-d’œuvre immigrée sous les serres chauffées, de la dépendance à la pétrochimie et d’une alimentation hors-sol gavée de sucre et de graisse industrielle. Ils crèvent de la même chose que nous.

Ce qui peut encore apporter un peu de beauté et de poésie 

Je n’ai pas envie de m’étendre sur les « services écosystémiques » et l’utilité des renards pour réguler les populations de rongeurs et ainsi limiter la prolifération des tiques — qui ont une fâcheuse tendance à prospérer par ces temps de réchauffement climatique. Ni d’exhiber les photos des agrainoirs, censés fixer les sangliers en forêt mais qui, en réalité, participent à leur prolifération en les nourrissant, vendus en ligne avec cet argument orwellien : « Si comme Le-chasseur.com, vous partagez des valeurs de chasse noble et songez à attirer de la manière la plus naturelle possible le maximum de gibier. » Je n’ai pas envie de parler des différents points de vue qui agitent les éleveurs sur les réserves de nature sauvage de l’Aspas (Association pour la protection des animaux sauvages), ni de nuancer complaisamment mon propos en citant les trois exceptions de « bons » chasseurs du coin, plus motivés par le pistage et une balade en montagne que par le tir. Je n’ai pas envie de parler de véganisme, d’oppression ou de viande synthétique, ni de mêler le capitalisme à tout ça.

Je pourrais, il faudrait, oui, mais aujourd’hui j’ai juste envie de dire que c’est beau. « Juste » ça. Parce qu’entre la pandémie, les vers géants venus d’Asie et ceux après 42.000 ans de permafrost qui dégèlent en Sibérie, entre la calamiteuse élection aux États-Unis et les attaques en plein péage de Vienne (Isère) des ultranationalistes turcs Loups gris, entre leurs camps d’entraînement paramilitaire en Ardèche et la sensation d’un dévissage planétaire, honnêtement, je ne crache pas sur ce qui peut encore apporter un peu de beauté et de poésie.

On ne peut déjà plus s’embrasser, picoler tranquille entre amis, flâner en librairie, ni fumer dans la rue. Alors les éclairs roux et les bonds dans la brume, sérieux, laissez-les nous.