Chronique publiée le 21 février sur Reporterre sous le titre “A quoi tenons-nous vraiment ?”. Illustration © Sanaga / Reporterre

C’est un tout petit moment dans un reportage, un matin sur les ondes de France Culture. Une voix de femme qui me fait dresser l’oreille. Olga vit à Kiev, elle a fait ses études en France et s’exprime en français. Interrogée par un journaliste sur les manœuvres russes et leurs effets ressentis en Ukraine, Olga parle calmement de se tenir prête et évoque un terme dans sa langue natale qu’elle traduit par « la valise inquiète ». Elle explique : « On a tout ce qu’il faut : documents, affaires principales, dans un endroit précis, on sait où c’est s’il faut quitter l’appartement. » Sa valise est prête depuis huit ans.

Ce témoignage fait immédiatement écho à une question récurrente, dont j’imagine que tout le monde se la pose à un moment donné. S’il fallait partir précipitamment, qu’emporter ?

Depuis quelques semaines, notre grange abrite les affaires d’un couple d’amis, dont l’appartement en ville a été détruit par un incendie d’origine domestique dans l’immeuble voisin – ou plutôt par le dégât des eaux qui en a résulté. Des souvenirs personnels, des photographies et du matériel de musique, des fringues, des bouquins et des fauteuils, couverts de suie et d’eau grise, imprégnés de fumée y sont en train de sécher et de s’aérer. L’épisode nous a toutes et tous saisis. Les personnes qui vivaient là n’ont eu que quelques heures pour récupérer leurs affaires une fois l’incendie éteint. Dans les jours qui ont suivi, chacun y est allé de son anecdote, d’histoires entendues ou vécues, comme la maison réduite en cendres de ce couple drômois réveillé en pleine nuit, sorti en caleçon et nuisette avec juste un téléphone à la main pendant que les prises électriques de leur maison crachaient du feu, totalement démuni.

L’irremplaçable : la maison, tout ce qu’elle a vu et accueilli au cours des années

Cela résonne-t-il tant en moi parce que, quand j’étais enfant, ma mère conservait une corde à nœuds au cas où il faudrait fuir par la fenêtre de notre appartement parisien, ou parce que j’ai arpenté les rues désertées de la zone de Fukushima, ou encore parce que lors d’un de mes séjours au village de Jinwar en Syrie du Nord, nous avons été cernées par les incendies courant dans les champs de blé… Comme à chaque évacuation dans un pays lointain face à une menace de tsunami ou de séisme, comme à l’évocation du village de Lytton en Colombie britannique, rayé de la carte du jour au lendemain, ou des maisons abandonnées face aux risques d’éboulement dans les Alpes, on se repose la question : et si quelque chose arrivait ici, que prendrait-on dans la précipitation ? On se redit qu’il faudrait quand même un jour la faire enfin, notre « valise inquiète » et rassembler ce à quoi on tient.

L’hôtel Castel du Roy en ruine en octobre 2021, un an après la tempête Alex qui a ravagé la vallée de la Roya, dans les Alpes-Maritimes. © Alexandre-Reza Kokabi/Reporterre

Que prendrait-on ? C’est un exercice d’imagination, quand on est gamin, qu’on explore pour se faire peur ou jouer les Robinson. De ces questions qu’on se pose parce qu’on pense qu’elles ne seront jamais sérieuses. Tu préférerais être sourd ou aveugle ? Périr noyé ou brûlé ? Non mais vraiment, si tu n’avais pas le choix, tu préférerais quoi ? Mais quand elles deviennent sérieuses, quand cela arrive à des gens qu’on connaît, quand la sécheresse commence plus tôt chaque année, quand des hectares partent en fumée, quand on commence à avoir le sentiment que tout peut arriver, quand se développent de nouveaux réflexes, typiques d’une ruralité où on ne vérifie pas si les portes sont verrouillées à clé, mais où l’on s’assure plutôt deux fois qu’une que celle du poêle est bien fermée… Que prendrait-on ?

Le jardin patiemment cultivé, les cerisiers que nous avons plantés, la vue sur la forêt…

Je ne parle pas ici de kit de survie ou de « bug out bag » (un sac d’évacuation) rempli de couvertures de survie, de sifflet ou de lampe frontale, mais de ce à quoi on tient. De l’irremplaçable. Je voudrais sauver mes chats bien sûr, mais j’imagine qu’ils seraient déjà loin. Quoi d’autre ? Pas grand-chose, réellement. Une tableau ancien de montagne, quelques albums de photographies rescapés de l’ère de l’argentique, une courtepointe en velours céladon. À l’ère de la production industrielle de masse, il y a peu de choses qui soient réellement irremplaçables, à condition d’avoir une assurance correcte et les moyens financiers qui vont avec. Non, ce qui serait irremplaçable, ce ne sont pas les objets, je crois, mais le lieu, celui auquel on appartient, davantage que les possessions. La maison, tout ce qu’elle a vu et accueilli au cours des années, le figuier qui y est adossé, le jardin patiemment cultivé et les cerisiers que nous avons plantés. La vue sur la forêt et les sommets, le passage des saisons. Le fait même, en somme, de l’habiter.

C’est alors qu’on touche du doigt, en même temps que le sentiment profond du foyer, la question de l’exil ; la vraie « valise inquiète », celle des conflits armés, des génocides, des catastrophes climatiques et de la misère, celles de ceux qui ont peu — et tout à perdre. C’est avant tout à cette longue tragédie sans cesse répétée des départs forcés que nous renvoie cette expression. Aux images prises par Robert Capa de réfugiés espagnols traînant sacs et valises à bout de bras. Aux routes de l’exode de juin 1940, aux valises douloureusement inutiles des Juifs déportés dans les camps nazis. À celles des exilé·es d’aujourd’hui et des migrants climatiques de demain. Côtiers, insulaires, montagnards ou forestiers, habitants de villes caniculaires, une menace si diffuse et de formes si variées que nul désormais ne peut s’en exclure totalement.

La « valise inquiète », c’est le symbole du danger autant que de nos nécessités. Une réalité dramatique et sordide pour beaucoup, un exercice de pensée pour certains, parmi les privilégiés qui prennent conscience de leurs vulnérabilités. Un « chez-soi » portatif, à la fois dérisoire et capital, dans lequel, à la réflexion, je glisserai peut-être quelques graines de tournesol et de capucine, pour faire renaître un jardin.