“Pour mieux combattre, faisons des réserves de carburant de joie”
Chronique publiée sur Reporterre le 11 mars 2020

Tous les matins, avec mon café, je fais le tour des nouvelles du monde. J’en sors souvent atterrée et lessivée. Ce dimanche ne fait pas exception. Ce matin, quinze millions de personnes dans le Nord de l’Italie se sont réveillées en quarantaine. Une manifestation féministe à Lille a été encadrée par des chiens policiers. A la frontière avec la Grèce, des réfugiés ont été dépouillés et renvoyés vers la Turquie en sous-vêtements. L’Afrique de l’Est est littéralement ravagée par des essaims monstrueux de criquets. Les compagnies aériennes, délaissées pour cause de coronavirus, font voler leurs avions à vide, juste pour ne pas perdre leurs créneaux aériens. Et si ça ne suffisait pas, une plongée dans les coulisses de Shell achève de fournir la dose de cynisme quotidienne : pour pouvoir « extraire le maximum de pétrole aussi longtemps que possible », le pétrolier mise sur le fait que les activistes climat vont été neutralisés par leur « longue marche à travers les institutions ».

Oh, et vous vous souvenez de Pinkerton ? Cette agence de détectives privés, un temps pourvoyeuse de briseurs de grève, qui s’est diversifiée pour offrir aux multinationales un service sur mesure de milices armées et d’avions affrétés pour s’échapper à temps des zones d’ouragan… Vous vous souvenez sans doute aussi des brigades privées de pompiers chargés de protéger les villas des stars au plus fort des incendies en Californie, ou encore des milliardaires de la Silicon Valley qui, en prévision de futurs effondrements, préparent leur mise à l’abri. Vous ne serez donc pas étonnés que le coronavirus charrie à son tour son lot d’inégalités. Le New York Times détaille ainsi les salles d’urgence médicale VIP, services de conciergerie et autres masques de luxe à plusieurs dizaines d’euros qu’exhibent les personnalités. Bref, de quoi hurler. Du cynisme, de l’humiliation, des violences et la promesse de cataclysmes à foison.

Il est vite fait de se laisser happer par ce tourbillon, d’aller y puiser, comme une drogue, sa charge de rage et d’émotion. Il suffit d’ouvrir Twitter au hasard pour ne jamais manquer de raisons de vibrer, s’exclamer ou s’inquiéter. Ça a ses forces et ses limites en matière de mobilisation et d’information, on le sait. N’empêche, il y a un côté addictif, c’est indéniable et même les plus mesurés ne sont pas à l’abri de se retrouver un matin tout surpris d’être restés collés à l’écran si longtemps. D’avoir laissé refroidir le café en faisant défiler tous les malheurs du monde du bout du doigt sur un petit carreau vitré. De la polémique futile au débat de fond, il est facile de se perdre dans ce dédale de partages où l’indignation surnage, qui rétribuent le cerveau à coups de dopamine et font le bonheur des fournisseurs de réseaux sociaux. Alors oui, ça renseigne, ça rend visible, ça démultiplie, mais ça lessive et ça mine.

Et puis soudain au milieu du flot, comme un moment de grâce, surgissent au hasard des rebonds les dessins d’Émilie Seto, sa bouille de tigresse et ses illustrations comme autant d’explosions colorées, du comité Justice et Vérité pour Adama Traoré à la lutte contre les centres de rétention. De fil en aiguille reviennent les cartes de désaveu féministes et fleuries de Sandrine, aka Garage Deloffre, qui matérialisent tellement à la perfection mon cher « aménité de la forme, radicalité du fond ». Et reviennent doucement le souvenir de tous ces moments de poésie qui émaillent les luttes. L’image des danseurs de l’Opéra en grève, offrant une représentation à un public ravi… Toutes ces petites magies.

« Si le mouvement devait se transformer en cloître, je ne pourrais pas y rester. Car, mon bel idéal, c’est la liberté, le droit de s’exprimer pour chacun, et pour tous le droit de jouir de belles choses. »
Emma Goldman

Voilà comment, encore ahurie du déferlement des images de violences policières et de l’incurie générale, à la limite de l’overdose et de la nausée, une image vient vous sauver. Une citation, une tendresse de poème, un grain de fuchsia et on se souvient qu’on a le droit d’être en lutte et d’aimer le mimosa. De poser un regard sombre et lucide sur le monde sans pour autant en occulter les couleurs, de revendiquer, sans que cela disqualifie la révolution, le droit à la beauté. Qu’on peut être anticapitaliste et en colère sans devenir cynique et austère. Car c’est aussi ça, lutter contre la résignation et la peur. Nous avons besoin de nourrir les combats d’utopie et de sursis éphémères, d’enchanter nos imaginaires en les dispensant du réel de temps en temps, sinon on n’y arrivera pas. Faire des réserves de carburant de joie, s’offrir des munitions de fleurs. Éteindre Twitter et, le temps d’une respiration, aller voir si le cerisier bourgeonne et guetter le merle moqueur.

« Quand nous chanterons le temps des cerises,
Et gai rossignol, et merle moqueur
Seront tous en fête !
Les belles auront la folie en tête
Et les amoureux, du soleil au cœur !
 »
Jean Baptiste Clément

Illustrations : Emilie Seto et Garage Deloffre, un grand merci à elles.