Je suis tombée ce matin sur un article du New York Times intitulé “Climate Chaos Is Coming — and the Pinkertons Are Ready”“, soit : Le chaos climatique arrive, et les Pinkertons sont prêts. L’article date du 10 avril dernier, il est signé Noah Gallagher Shannon. J’avoue : j’ai beau être informée, il y a encore des trucs qui me sèchent.
Voici donc, après les milliardaires qui investissent dans des bunkers et autres îles privées, après les “cat-bonds”, ces obligations catastrophes qui font vibrer les marchés financiers à coups de paris sur le lieu où va tomber la prochaine catastrophe climatique, son intensité, son nombre de victimes et les dégâts évalués, voici donc le nouveau business du chaos, le roi de l’effondrement militarisé pour capitaux privés, tadam, le nommé Pinkerton.
Pinkerton, c’est une société de services de sécurité créée dans le Far-West des années 1850. Elle s’est ensuite reconvertie en agence de détectives privés, au fur et à mesure de l’extension de la police et des règles de vie en société, puis en fournisseur de briseurs de grève zélés. Déjà, ça fait plaisir.
Rachetée en 1999 avec ses 48 000 détectives, répartis dans 250 bureaux, par le géant suédois Securitas AB pour 337 millions d’euros, elle revendique aujourd’hui parmi ses clients 80% des 1000 entreprises classées dans Fortune. Pas le pékin moyen, donc. Et pour cause : Pinkerton s’est spécialisée dans la gestion des risques pour les multinationales. Kits d’intelligence et de suivi des risques, mais aussi préparation aux combats urbains, extraction de zones de conflit, exercices de tir ou escortes militarisées… Pendant la saison des ouragans, en 2017, Pinkerton a ainsi affrété une douzaine d’avions dans les Caraïbes, tous remplis de nourriture et d’hommes armés. Après les passages de Maria, Harvey et Irma, la société aurait ainsi facturé plusieurs dizaines de millions de dollars.
Et si ces services sont de plus en plus recherchés, malgré leur coût, c’est que les risques commencent à s’accumuler et que la Silicon Valley et ses avatars, eux, l’ont bien réalisé. Face à la multiplications de ces risques – financiers, terroristes, et désormais climatiques, faire appel aux services de Pinkerton commence à devenir intéressant, d’autant que la société couvre spécifiquement ce qui n’est pas assurable. Et comme le souligne l’article du NY Times, les secteurs qui dépendent de main d’œuvre bon marché vont devoir faire face à davantage d'”agitation” (unrest) parmi les travailleurs – premiers touchés par tout type de catastrophe dont ils n’ont pas les moyens de s’abriter – et “après les tempêtes, avec les glissements de terrain, les secours locaux risquent d’être bloqués et les bureaux régionaux coupés“.
“Coupure d’électricité, pénurie d’eau potable, rupture d’approvisionnement alimentaire : si un client a tout ça, il devient une cible. Notre job est de le protéger à tout prix“
Pinkerton surfe sur l’aggravation du réchauffement climatique, avec un message clair : “Vous n’êtes pas assez préparés, et le gouvernement est incompétent pour vous sauver“. Un message sur-mesure pour les libertariens milliardaires qui pullulent aux États-Unis, ceux-là même qui imaginent actuellement des îles artificielles pour échapper à l’effondrement, aux impôts, et à l’État. Et de fait, vu l’action du gouvernement Trump, le capital se sent tout à fait autorisé à s’auto-administrer. Dès lors, vous avez dit déplacements de populations, tempêtes, sécheresses, pandémies, conflits pour l’accès aux ressources (2.500 sont déjà en cours autour de la planète selon le dernier rapport de l’IPBES), dégradation des conditions de vie et multiplication des pénuries ? Que du bon pour les Men in Black de Pinkerton, dont le logo figure un oeil (Caïn, Big Brother, Voisins Vigilants, que de chouettes références), légendé “We never sleep” (nous ne dormons jamais) !
Ça tombe bien, l’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt et il s’annonce doré pour Pinkerton : leur service d’intelligence et de big data indique que “ce siècle est en train de tomber dans une absence de lois et un désordre qui le font davantage ressembler au 18e siècle“. Et ce n’est que le début, souligne l’auteur de l’article en citant le journaliste américain David Wallace-Wells et ce qu’il appelle le “Great Dying” dans son livre “The Uninhabitable Earth” (la Terre inhabitable), soit un déclin économique mondial, des conditions de vie brutalement détériorées, la perturbation des fonctions de base de l’État, et une famine généralisée. Ce qu’on appelle plus communément le risque d’effondrement. Et d’ajouter : “au cours de ce siècle, 3,7°C de réchauffement pourrait contribuer à 22.000 meurtres et 1.3 million de cambriolages supplémentaires aux États-Unis“.
Je rappelle à ce stade que même si les objectifs de l’Accord de Paris étaient respectés, ils mèneraient à une augmentation de 3°C. Et ils ne le sont pas. Je rappelle également que ces détenteurs du capital contribuent, pour les 10% les plus riches, à 45% des émissions de gaz à effet de serre. Je rappelle enfin que la Banque Mondiale estime que le changement climatique va faire basculer 100 millions de personnes supplémentaires dans la pauvreté d’ici 2030. En onze ans. La lutte des classes a encore quelques beaux jours devant elle.