Nouvelle chronique pour Reporterre, publiée le 23 septembre.
C’est presque devenu un lieu commun de l’écrire, l’été 2022 aura été déroutant pour beaucoup de monde. Les canicules, sécheresse et incendies en France auront sans doute provoqué un choc émotionnel, dont nul ne peut toutefois prédire s’il en résultera une prise de conscience, la vraie, celle qui relie le cerveau aux tripes en faisant clairement percuter que nos vies ne seront plus jamais les mêmes.
J’ai moi-même passé quinze jours en apnée, pendant que 380 hectares du Vercors partaient en fumée. La chaleur était suffocante. Je m’étais installée au frais dans la grange ouverte et plongée dans l’ambiance victorienne des sœurs Brontë, dans une tentative désespérée de changer d’époque. Incapable de me concentrer, je n’arrivais qu’à scruter le bal des hélicoptères, inquiète et meurtrie, sans réussir à me sortir de l’esprit que quinze années de militantisme et de combats atterrissaient là, dans cet incendie aux portes de chez moi. L’issue aurait pu être plus dramatique et cela a été bien pire à d’autres endroits, il n’empêche. Les herbes du jardin grillées, la fumée piquant les yeux, la fuite des animaux, l’épuisement des pompiers, le vertige et l’effroi… Le soir, l’air avait une odeur de cendre mouillée.
Et pourtant, l’été a passé et l’automne qui arrive semble vouloir en recouvrir les stigmates. Les feuilles roussies avant l’heure, si angoissantes durant l’été, arborent une teinte dorée désormais en phase avec la saison. Il redevient, fin septembre, logique de voir le débit des rivières diminué. Les pluies de la fin de l’été ont même reverdi les jardins brûlés et donnent des airs de printemps au potager. Mes fleurs de capucine, stoppées net au début de l’été, fleurissent enfin. Les concombres qui étaient restés en dormance se réveillent et se mettent à s’enrouler comme des lianes ; je vois même des fleurs de courgette d’ici. Tout semble rentrer dans l’ordre. Et c’est peut-être le plus inquiétant.
Bien sûr, on ne peut que se réjouir de la capacité des éléments à se remettre et la forêt a maintes fois fait la démonstration de sa capacité à revivre après le feu. La romancière Jean Hegland, avec qui j’ai beaucoup correspondu cet été, a témoigné de la manière dont la forêt où elle vivait, ravagée par les incendies en Californie, renaît peu à peu. J’avais beau être convaincue cet été, assommée par l’étendue du désastre, que certains arbres étaient définitivement morts, nous n’en avons probablement pas perdu tant que ça. Pour cette fois. Car la répétition et l’intensification des extrêmes climatiques risque de mettre cette capacité à rude épreuve et l’élastique finira par nous claquer entre les doigts.
La faculté humaine à s’adapter à de nouvelles conditions d’existence est elle aussi spectaculaire. Le cerveau a ses propres mécanismes pour oublier au fur et à mesure la forme et les couleurs des paysages, les bourdonnements d’insectes et la nature de ses joies passées pour s’accoutumer à leur dégradation. Le corps lui-même, après un été caniculaire, se met à avoir froid à 25 °C. Or, si l’amnésie des sens sera peut-être un jour un facteur de quiétude mentale, elle représente une menace aujourd’hui. Celle d’oublier, comme ce fut le cas après la Roya [1] ou Fukushima, et de n’en tirer aucun enseignement.
Car après la canicule de 2003, la pandémie et les krachs boursiers, à quel moment a-t-on l’impression qu’une catastrophe provoque quelque changement que ce soit ? Le Japon redémarre ses réacteurs, les profits de Total explosent, Jancovici compare les dangers du nucléaire à ceux d’une sucrerie, l’Office national des forêts continue à être démantelée et le complexe agro-industriel n’a pas frémi d’un cil. À la Clusaz, une retenue collinaire de près de 150 000 mètres cube vient d’être reconnue d’« intérêt public » pour cracher du blanc sur des pistes de ski. À Sète, le maire s’accroche à son parking souterrain ; on coule du béton sur le Vercors pour encenser ses « sublimes routes ». Et le mondial de foot au Qatar n’a pas été annulé.
Tout se passe comme si chacun ressortait de ces crises raffermi dans ses convictions antérieures — qu’elles soient décroissantes ou technicistes. Tout indique que seule la contrainte des approvisionnements peut rendre les pouvoirs publics à la raison de la sobriété énergétique. Comme si nous ne savions que réagir dans l’urgence, sans jamais anticiper. Comme si l’éthique avait définitivement sombré.
Un sentiment d’implacable, comme jamais, m’a fait vaciller cet été. Comme nous nous le sommes écrit avec une amie chère, le temps des « lanceuses d’alerte » que nous avons été est fini. Tout est là, documenté, entré de plain-pied sous nos yeux et dans nos vies, tout est dit. Il ne s’agit plus d’informer ou d’argumenter sur les faits mais de politiser la prise de conscience et de la transformer en action. Car ça ne fait que commencer.
Nos vies sont en train de changer irrémédiablement, du fait des contraintes induites par tous ces bouleversements. Cela devrait nous pousser à simplifier nos existences, à nous organiser collectivement pour réduire nos dépendances — notamment au numérique et à l’énergie, à discerner ce à quoi on est prêt à renoncer, ce dont on a besoin ou singulièrement envie, à arpenter le territoire où l’on vit, à arrêter tout pour faire un pas de côté, à lancer un grand plan national « zéro matière » comme j’en ai un temps caressé l’idée… Il y aurait tant de choses à faire, susceptibles de susciter de l’élan collectif, je le crois vraiment. Et j’enrage de nous en sentir si éloignés. Il faudrait être devin pour savoir de quel côté de la ligne de crête nous allons tomber, mais la chute est désormais certaine et nous allons avoir besoin de renforts et de relais, nous qui sommes bientôt à l’automne de nos vies et sur le pont depuis tant d’années…
Cet été, lors d’une mémorable semaine écoféministe, j’ai été sidérée par l’énergie et la beauté de mes jeunes compagnes. J’ai eu envie de penser à elles comme à autant de lucioles, une relève m’autorisant à m’éclipser sur la pointe des pieds. Et puis, en finissant de rédiger cette chronique, je suis tombée sur le témoignage de Marlowe Hood, journaliste de l’AFP couvrant les questions d’environnement depuis 2007. Il explique pourquoi il doit s’arrêter et tout y est.
L’automne devrait être la saison du ralentissement et de la préparation à l’hiver, une période où l’on se fait plus discrète et casanière, où le rougeoiement des feuilles redevient beau et le feu chaleureux. Mais qui sait de quoi celui-ci sera fait ?