Ma dernière chronique parue dans le magazine Imagine (numéro de juillet-aout 2022).

C’est un gouffre vertigineux qui vient d’être découvert, dissimulé depuis toujours à nos yeux, dans une région montagneuse du sud de la Chine aux paysages sertis de grottes et de rivières. Une « fosse céleste », nommée tiankeng en mandarin. Une doline gigantesque de deux-cents mètres de profondeur, bien loin des légères dépressions – de maigres creux en comparaison – que l’on trouve sur le Vercors.

Là, au Guangxi, l’érosion du calcaire et l’infiltration de l’eau ont creusé la roche karstique pendant des millénaires jusqu’à former une véritable vallée inexplorée de près de cinq hectares. Un micro-climat s’y est développé et une forêt vierge en a émergé. Les plantes d’ombres qui en tapissent le sol montent jusqu’à hauteur d’épaules. Les arbres partent à l’assaut du ciel, tendus vers la lumière, et culminent à quarante mètres. Comme dans le récit fantastique de Jules Verne « Voyage au centre de la Terre », qui mettait en scène une mer souterraine peuplée de poissons jamais vus ailleurs, les scientifiques imaginent déjà y découvrir des espèces inconnues.

C’est une brèche lumineuse dans la tristesse d’un monde clos où l’inexploré n’a plus cours. Où chaque petit coin de rivière est révélé sur Instagram, où l’uniformisation véhiculée par le soft-power, les marques et les franchises, gomme l’étrangeté de l’ailleurs et où chaque lieu ressemble furieusement à celui que l’on vient de quitter. Soudain quelque chose existe là où il n’y avait rien et, alors que tout semblait s’éteindre, ressurgit la beauté.

Cette surprise m’a fait bondir le cœur. Je lis qu’elle n’a pourtant rien d’exceptionnel en Chine, où c’est la trentième grotte de ce type à être découverte. Mais cette information, qui devrait venir diminuer la première et ternir l’émerveillement, n’en atténue pas la portée. Dans mon esprit, elle tient toujours du prodige et me saisit comme ce lever de Soleil sur la Lune que décrit Victor Hugo dans « Le promontoire du songe » : « Par aventure, on rencontre un télescope, et cette lune, on la voit, et cette figure de l’inattendu surgit devant vous, et vous vous trouvez face à face dans l’ombre avec cette mappemonde de l’Ignoré. »

Enfant, je tenais cette mappemonde de l’ignoré dans ma main. Je ne sais plus d’où je la tenais, cette grande pièce de monnaie argentée. Les signes de valeur monétaire et les profils présidentiels y avaient été remplacés par des continents, de vastes océans et des créatures imaginaires, comme sur les anciennes cartes marines peuplées de dragons et de sirènes. J’en garde le souvenir de longs voyages immobiles. A côté de minuscules gommes parfumées, de sifflets en plastique et de miniatures glanées dans les tirettes à surprises, c’était la plus belle pièce de ma collection.

Dans un article de la Revue géographique de Lyon paru en 1956, le Vercors est décrit comme un grand bloc calcaire karstique parcouru de dolines, d’accès difficile, avec des « crêtes culminant à plus de 2300 mètres » et un enneigement très long. En l’espace d’une vie, le Vercors est devenu familier, la neige ne fait plus qu’en blanchir les sommets et il est désormais parcouru de motos, de parcours touristiques et de rallyes. La terre inconnue n’est plus. Et j’ai perdu ma pièce argentée. Imaginer qu’il reste des dolines géantes inexplorées en Chine est une vraie consolation.

J’ai remis sur le haut de ma pile à lire le roman d’Edmond Hamilton intitulé « La vallée magique ». Et décidé, pour la millième fois, de revoir le merveilleux « Lost Horizons » de Frank Capra.

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Illustrations et photographies : chensiyuan, CC BY-SA 4.0 <https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0>, via Wikimedia Commons et “Lost Horizons” de Capra