“Y’a-t-il un sens à prédire la Fin du monde ?” C’est la question à laquelle j’ai été invitée à répondre, accompagnée de cette introduction, par La Décroissance : « La fin du monde, ce n’est pas demain, c’est demain matin. » alerte l’ex ministre Yves Cochet. Pascal Sadourny, un lecteur, nous écrit : « Je constate que le chaos annoncé tarde à venir. Comprenez moi bien, je ne le souhaite pas (quoi que…) mais ce que je veux dire, c’est que tous les discours en ce sens se retrouvent discrédités auprès de ceux qui n’y croient déjà pas ! Et c’est d’autant plus difficile de leur faire prendre conscience de la situation. Alors, je suis d’accord que l’on peut expliquer ce “retard” mais encore une fois ça n’a l’air de rien, mais paradoxalement ça nuit à la cause de la décroissance. Beaucoup de personnes que j’avais déjà alertées il y a 6 ou 7 ans me regardent aujourd’hui avec un sourire narquois au coin des lèvres. Le combat pour convaincre n’en est que plus difficile ! Merci de votre avis. »
Voici la réponse que j’ai faite et qui a été publiée dans le journal le mois dernier.
Il faut commencer par préciser ce dont on parle. Nous sommes aujourd’hui dans une situation de dévissage et de vulnérabilité de nos sociétés qui rend la perspective d’un effondrement systémique à la fois probable et hautement critique, donc à envisager sérieusement. Non pas « la fin du monde », mais la fin d’un monde : celui du pétrole accessible et bon marché, du ski l’hiver, d’un climat tempéré, du confort moderne, de la croissance du PIB, des vacances exotiques, de l’abondance alimentaire des supermarchés, des marchandises importées et in fine de l’organisation de la société telle qu’on la connaît sous nos latitudes. Mais aussi la fin des périodes de paix dans certaines régions du monde et celle, déjà bien entamée, du monde sauvage. Parmi tout ça, il y a certes des choses qu’on aurait choisi de bannir, en préparant leur fin, d’autres qu’on aurait souhaité conserver. Mais plus le temps passe, moins nous n’aurons le choix et tout cela n’annonce ni rires ni joie.
Le « chaos annoncé » n’est d’ailleurs pas si loin. Pour beaucoup, localement, il est déjà là. Des catastrophes écologiques et sociales sont en cours. Des conflits armés également, aggravés par la sécheresse ou motivés par l’accès à des ressources naturelles de plus en plus épuisées. Après des années de déni, d’inaction politique et de pouvoir toxique des lobbies, les effets de la destruction du climat et de la biodiversité s’accélèrent et deviennent visibles. Et contrairement à d’autres facteurs de risques de crise, comme la spéculation financière, ces deux là ont une caractéristique particulière : avec l’extinction d’espèces et les phénomènes d’emballement climatique, les seuils de rupture sont irréversibles. Et ils sont en passe d’être franchis.
Pour autant, « prédire la fin du monde » serait une imposture : nul ne sait quand ni sous quelle forme l’effondrement dont on parle peut avoir lieu. Mais ce n’est pas une raison pour se taire. Car il est en revanche certain qu’on s’y précipite, et qu’aucun signe d’infléchissement n’est à la hauteur de l’enjeu. On peut et on doit donc continuer à alerter. Non pour faire peur, mais par lucidité et responsabilité. Si l’on croit sincèrement à l’urgence et à la gravité de la situation, comment se taire ou enjoliver les faits ? Faudrait-il donc s’arranger avec la réalité pour « ne pas désespérer Billancourt », par calcul démagogique ou crainte d’alarmer ? Personnellement, mon souci n’est pas de faire peur ou de donner du cœur, mais de partager ce que je sais et mon intime conviction sur l’état du monde (à hurler). Comme le dit Jean Marc Gancille, il est plus que temps de « ne plus se mentir », et si le futur est imprédictible, le présent lui est incontestable. Nous ne pouvons faire l’impasse sur ces questions. Il nous faut réinjecter du politique, archipéliser les îlots de résistance et préserver ce qui doit l’être par l’action directe, du planter d’arbres au blocage de chantiers. Mais aussi se préparer à ce que cela ne suffise pas et donc passer à des stratégies d’adaptation, en anticipant l’après. La réponse doit être à la mesure du problème : grave et intense.
Alerter sur l’effondrement n’est pas un appel à la passivité. Nous ne sommes pas les premiers à le dire, des psycho-historiens d’Asimov au « catastrophisme éclairé » de Jean-Pierre Dupuy jusqu’au « Hope dies, action begins » du mouvement Extinction Rebellion : face à l’inéluctable, la meilleure consolation c’est l’action. Or la bataille n’est jamais terminée. Elle ne s’arrête ni à +1,5°C, ni au dernier dauphin de Chine. Il y a toujours un dixième de degré à aller chercher, une espèce d’invertébré, un hectare de terre agricole à sauver. Et la dignité des combats qu’on mène non par certitude de les gagner, mais simplement parce qu’ils sont justes. Cette dignité du présent est ce qu’il nous reste de plus sûr face à l’improbabilité de victoires futures, de plus en plus hypothétiques au fur et à mesure que notre civilisation sombre. C’est une manière de faire de nécessité vertu et de ne pas tout perdre à la fin – ou si l’on gagne in fine, de le faire bien.
Et un extrait correspondant de mon livre « Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce », paru aux éditions Libertalia :
« La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil » écrivait René Char. À l’instar de Cassandre, qui reçut le don de prédire l’avenir mais fut ensuite condamnée à n’être jamais crue, il y a du malheur à se sentir aiguisée et, à défaut de prédire l’avenir, à alerter. On a bien souvent l’impression de ne récolter que des graviers. Bien sûr, contrairement à la tragédie grecque, de nos jours personne ne sait à coup sûr ce que sera l’avenir. Mais entre le doute salutaire et le déni suicidaire, je choisis sans hésitation le premier.
Car l’hypothèse vaut d’être étudiée sérieusement. Tout porte hélas à croire que la tendance va se poursuivre : épuisement de matières premières, surchauffe générale de la planète, menaces sur les récoltes agricoles, xénophobie décomplexée, accroissement des aléas climatiques, multiplication des inégalités sociales, disparition d’espèces, colères sourdes liées au sentiment d’injustice, migrations forcées, violences armées et prévisible augmentation des conflits pour l’accès aux ressources. Ce panorama ne relève pas d’une situation conjoncturelle et temporaire à laquelle on pourrait aisément remédier. Il résulte en grande partie de mouvements de fond d’ordre géophysique, dont les causes et effets s’étalent sur des dizaines d’années et dont certains sont d’ores et déjà irréversibles et programmés. En outre, le risque d’effondrement est amplifié par des sources de vulnérabilité qui sont maintenant devenues intrinsèques au système, et ce, en quelques années : la dépendance aux énergies fossiles et l’interconnexion des sociétés. Nous nous trouvons face à un cocktail qui rend à la fois hautement probable et dangereux le risque de réactions en chaîne et de « grande panne ».
Nul ne peut tenir pour certain que l’effondrement généralisé arrivera, nul ne peut affirmer comment ni quand. C’est en quelque sorte un nouveau pari de Pascal laïque que nous sommes appelés à faire (…) Appliqué à l’hypothèse de l’effondrement, le pari consiste non pas à croire mais à agir : que l’effondrement arrive ou non, nous avons tout à y gagner. Pas que je me sente particulièrement attachée à la société moderne, mais on sait dans ces cas-là qui souffre en premier, et tout n’est pas non plus à jeter. Or ce qu’il y a à préserver dans notre civilisation est précisément ce qui doit être entrepris pour éviter le choc ou l’amortir, le rendre moins inégalitaire ou réduire la période de chaos après. Tout ce qui aura été mis en place pour questionner l’utilité sociale de nos productions et leurs processus de fabrication, pour relocaliser la production, notamment alimentaire, réduire nos émissions de gaz à effet de serre et développer l’autonomie énergétique, assainir l’eau et l’air, pour apprendre la sobriété dimensionnelle comme pour se réapproprier les savoir-faire « low tech » ou mieux répartir les ressources : tout cela aura contribué, grande panne ou non, à dessiner les contours d’un monde plus juste, plus harmonieux, et au final plus résistant aux secousses qui ont déjà commencé. »