Ma dernière chronique pour le magazine Imagine de mai-juin 2022.

« Vivre avec son temps »

Je discutais récemment d’intermittence énergétique avec deux amis. Nous nous demandions comment nous vivrions concrètement s’il n’y avait que des énergies renouvelables. Le débat en France tournait autour des affaires de Total et de la dépendance au gaz russe. Pourtant, les économies d’énergie et la décroissance échouaient à émerger dans les débats. Pas assez sexy sans doute, trop synonyme de privations. Nous savons pourtant tous que l’ère de l’abondance énergétique est révolue. Mais comment rendre la sobriété incontournable sans se montrer indécent au regard de toutes celles et ceux qui subissent déjà les pénuries de plein fouet ?

Car cette intermittence est déjà une réalité pour beaucoup. S’il nous semble tout naturel d’avoir de la lumière en actionnant l’interrupteur, de l’eau au robinet ou de pouvoir régler le radiateur, c’est en réalité un privilège exorbitant. Au regard de la facture climatique, mais aussi de ce qui se vit ailleurs. Si les coupures d’eau et d’électricité m’ont laissé de merveilleux souvenirs d’enfance insouciante l’été en Kabylie, adulte il en a été tout autrement lors de mes séjours en Syrie du Nord où on tente de vivre “sans État, sans eau et sans électricité”. L’intermittence, de fait, est aujourd’hui le lot des plus précaires. Une personne sur 5 en France et en Belgique souffre du froid l’hiver. Et dans les temps qui viennent, la guerre, la raréfaction des ressources, le chaos climatique, mille facteurs risquent de tous nous précipiter vers cette intermittence.

Quel en sera l’impact sur notre travail, notre alimentation, nos priorités ? En quelques décennies, le confort moderne a métamorphosé nos modes de vie. Il a relégué beaucoup de souffrances mais aussi créé de nouvelles vulnérabilités, le capitalisme et la technologie nous faisant oublier à quel point nous sommes dépendants des cycles naturels. L’exode rural a projeté en ville bien des personnes qui n’appréhendent plus les saisons ou la source de nos subsistances. L’intermittence pourrait-elle ré-aiguiser nos sens, notre rapport au temps, et par là même nos affects politiques ?

Il y a trois ans, je me suis installée dans un petit village adossé au Vercors. Je tente d’y réduire ma consommation d’énergie ; j’y redécouvre le rythme des saisons. L’hiver, la vie se tamise, le potager est amendé et mis au repos, les réserves de bois anticipées en amont. On ralentit, tout en se réjouissant de ne plus être au siècle dernier, quand la misère et les hivers rigoureux interdisaient toute activité pendant de longs mois. Le réchauffement climatique rend la neige plus rare, mais les prévisions de gel sont encore scrutées jusqu’aux Saint de glace, en mai. Parce que tout est loin sauf les voisins, on se prête ce qui manque, on se rend service, on achète moins. Quand un créneau se libère à la distillerie et que des amis doivent récolter leur lavande le jour même, on arrête son activité pour filer la main. A la fin de l’été, pendant les vendanges, des saisonniers débarquent dans le village et le font résonner d’autres vies. On copie sur les anciens, on découvre les plantes sauvages comestibles, on observe ce qui pousse à cette altitude, on plante des fruitiers, on pose du parquet… On réapprend mille gestes du quotidien, en quête d’autonomie collective.

Je ne sais pas si nous aurons le luxe de choisir entre pénurie et sobriété. Mais si elle était choisie, je veux croire que l’intermittence pourraient faire jaillir de nouvelles formes d’attention et d’entraide, territorialiser nos activités et les diversifier. Redessiner nos besoins, nos joies et nos envies.

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