Chronique pour Imagine, parue dans le numéro de janvier-février 2023.
Je fais partie de ces personnes qui à chaque fin d’année établissent une liste de bonnes résolutions pour la nouvelle année ; l’approche de la cinquantaine me pousse aussi à un peu d’introspection personnelle. Et je me rends compte à cette occasion que je n’ai qu’un seul vrai grand regret, celui ne m’être jamais mise à la danse. Celle avec de la tulle, des chaussons qu’on lace le long du mollet, du rose bonbon et des développés gracieux. La réminiscence d’une enfance baignée de Sissi Impératrice et de patinage artistique, à une époque où on ne parlait pas encore de stéréotypes de genre. Enfant, je tricotais, maniais la feutrine et crochetais avec plaisir. Ma mère et ma tante avaient déniché un modèle dont on était folles avec mes cousines : un pingouin au crochet, noir et blanc, dont seule la couleur du bec variait. Nous avions chacune le nôtre, que nous pressions avec amour sur nos pulls faits maison décorés de cerfs et de flocons.
Pourquoi me suis-je arrêtée ? J’ai pourtant gardé le goût des travaux d’aiguille. Depuis quelques mois, je me constitue une petite bibliothèque de broderies militantes – ou simplement décalées. La reconstitution de paysages, de slogans ou de scènes du quotidien à partir de minuscules points de couleurs vives me ravit. Sans que je lui en ai parlé, ma chère Jean Hegland m’a adressé par la poste un tissu brodé du « Carpe that fucking diem » de mon essai. Bref, je suis cernée. Je me suis donc commandé une machine à coudre pour Noël. J’ai de plus en plus de peine à jeter les pulls dont les coudes sont en train de lâcher – certains m’ont accompagnée des années et c’est peut-être idiot, mais j’y suis attachée. J’ai plus qu’il ne m’en faut de manches reconverties en guêtres ou en mitaines, mais le corps restant du pull découpé mériterait un liseré en tissu – c’est la limite des ciseaux. Et puis j’ai l’âge de savoir faire des ourlets aux rideaux.
Il y a urgence à réduire considérablement l’accumulation de matière, les achats de produits industriels gavées de polyester et fabriquées à bas prix dans des sweat-shops de misère. Mais en plus, c’est une vraie joie de renouer avec le plaisir de ce que l’on fait soi-même. La saveur incomparable des confitures maison, le charme de l’étagère en bois bricolée avec des restes de planches, les graines mises en sachet à la fin de l’été qui redonnent naissance aux tournesols, cosmos et capucines chaque année, le plaisir d’arriver chez des amis avec un jeune plant à offrir… j’aimerais les prolonger en réapprenant à faire courir du fil sur un tissu et à manier l’aiguille. Je ne me fais aucune illusion sur ma capacité à l’auto-subsistance, mais ce petit morceau là me fait très envie.
Faire soi-même et s’y mettre à plusieurs quand c’est nécessaire, c’est une des bases de l’autonomie politique et matérielle. Fabriquer ce dont on a besoin ou envie, c’est aussi un des principes de la perspective de la subsistance. Ce courant écoféministe, qui s’attache à articuler théorie et praxis, consiste à « regarder le monde par le bas, depuis la vie quotidienne » et à se montrer fière de savoir faire plutôt que d’être forcée de travailler pour gagner l’argent qui servira à acheter. Le « domestique », longtemps dévalorisé, est loin d’être sans valeur, loin d’être dérisoire. D’autant que s’exercer à vivre bien et dignement sans trop dépendre du numérique et du système capitaliste pourrait bien s’avérer un investissement d’avenir. Il est temps que cela devienne franchement stylé.
Pour aller plus loin : « La subsistance. Une perspective écoféministe » de Maria Mies et Veronika Bennholdt-Thomsen, première traduction en français d’un ouvrage de 1999 par Annie Gouilleux, aux Éditions La Lenteur (2022)
Illustration : Mouchoir brodé – Suffragettes incarcérées – Janie Herrero