Chronique publiée sur Reporterre le 8 mai 2017

Le vieux monde se meurt, mais le matin neuf n’est pas encore levé

Aviez-vous déjà noté que la vergogne, cette forme de pudeur et de retenue vaguement craintive est un nom féminin, quand le scrupule, originellement ce petit caillou pointu qui empêche d’avancer sereinement, est masculin ? Et surtout, aviez-vous remarqué que cette notion de vergogne n’existe plus de nos jours que dans sa locution contraire, « sans vergogne »…

Cet entre-deux tours a été particulièrement violent et haineux. Il a confirmé la disparition progressive de l’empathie, cette capacité à envisager le point de vue de l’autre et sinon à l’accepter, du moins à essayer de le comprendre. Il s’est principalement agi, des radios aux plateaux télés et évidemment sur les inénarrables réseaux sociaux, de monter sur ses ergots et de chanter le plus fort, comme des milliers de coqs de feu – dont c’est hélas l’année.

Le sentiment de faillite politique est terrible. Un candidat LR investi sur une image de rectitude morale, qui maintient sa candidature le dos courbé d’affaires et de scandales. Deux candidats qualifiés au second tour malgré les suspicions de détournements et de conflits d’intérêts. Et ça n’a pas cessé de dégringoler dans l’abject et l’absurde, je ne parle même pas du débat télé de cour de récré… Tous noyés dans un océan de médiocrité.

Note : D’ailleurs puisqu’on parle de médiocrité, j’ai revu Idiocratie – oui, autant boire la coupe jusqu’à la lie- et je n’avais jamais remarqué à quel point le futur type le plus intelligent du monde ressemble à François Ruffin, je ne sais quoi en penser.

Ce qui me mine le plus dans cette période, c’est ce que révèlent les injonctions et l’absence de réflexion autonome, l’obligation faite à chacun de crier le plus fort possible pour son camp. La sourde inquiétude que la politique soit devenue une gigantesque réserve de trolls.

Comme le disait un pote à Noël, navré de la mauvaise musique dont quelqu’un avait monté le son : c’est pas parce que c’est plus fort que c’est meilleur. Voilà. Nos ennemis peuvent toujours nous hurler dessus, ce n’est certainement pas ce qui nous fera changer d’avis, et de notre côté on n’est pas dans un concours de gauchistes, ça ne sert à rien de s’égosiller pour prouver sa radicalité. On n’est pas dans un jeu télé, on parle de réalités au quotidien pour des millions de gens et ça mérite un peu de gravité, de réflexion et de silence avant de raconter n’importe quoi. La colère n’est pas bonne conseillère. Et parfois je me prends à me demander si c’est vraiment le FN qui s’est banalisé, ou les gens qui se sont extrémisés. Moi qui rêvais de belle colère, c’est raté.

Après ce déluge, je crois de plus en plus que la sincérité politique ne peut dissocier la forme du fond. Je me souviens de longues discussions à ce sujet avec le philosophe Henri Pena-Ruiz il y a quelques années, quand précisément la forme employée par certains, l’insulte et le sectarisme érigés en arguments, m’étaient devenus insupportables et desservaient nos idées. Je sais que nous sommes nombreux à ne plus le supporter. J’ai fait des pas de côté, tenté de diffuser et d’incarner un autre écho mêlant radicalité et aménité. De réintroduire en politique un peu de poésie, de contemplation, de silence et de raison.

Un peu de punkitude des mésanges aussi, parce qu’on n’est pas fait d’un seul bois et qu’il y a aussi une douce folie qui guide nos pas.


La manière compte en politique. L’ignorer c’est jouer avec le feu et prendre le risque de créer de nouveaux monstres. Ceux de Gramsci qui naissent du clair-obscur du vieux monde qui se meurt quand le nouveau tarde à apparaître.

Car oui, le vieux monde se meurt. Cette élection présidentielle a signé la fin du bipartisme, elle a vu grandir une force nouvelle avec la France Insoumise, la pulvérisation du « front républicain », la montée de l’abstention comme forme de revendication politique. Oui : le vieux monde se meurt. Mais ne faisons pas table rase pour autant, car le matin neuf n’est pas encore levé. Il nous appartient de l’aider à accélérer, mais ne nous tirons pas une balle dans le pied en hurlant avec la meute et en flinguant nos outils d’ici là. Car on a encore besoin de cohésion à gauche, de liens avec les réseaux, de structures politiques, de militants organisés et d’élus prêts à résister. Et on a besoin de respect. Plus que jamais.

Et puis, on a encore besoin de principes. Ces lignes rouges qui évitent de se poser une question complexe au moment où on y est confronté. Parce que sur le coup on trouve toujours une bonne raison de déroger. « Est-ce qu’il ne faut pas quand même accepter ce petit pas, même si l’ensemble nous fait régresser ? » « Le FN oui je sais, mais quand même, on ne va pas voter pour cet utra libéral là » « Finalement cet amendement du FN à la Région, sur le fond il est pas si mal, non ? »… Non. Parce qu’il n’est pas dissociable du projet politique qui le sous-tend, que l’intention fait toute la différence et que ça doit rentrer en ligne de compte, parce qu’on n’est pas hors-sol : ni dans l’isoloir, ni à la Région. Marine le Pen aka la façade n’est pas dissociable des arrières-boutiques de la fachosphère et des anciens du Gud qui en dirigent le financement et la ligne. Ni des groupes violents de Lyon qui mettent le feu à des librairies3 et organisent des ratonnades de nuit en laissant des compagnons à nous sur le trottoir ou à l’hosto. En politique on ne peut pas saucissonner, ni se permettre d’errer. Les principes sont là pour nous en garder.

Las, les élections rendent fou.

Et ce n’est pas fini. Parce qu’aux législatives, tout va recommencer. La possibilité de victoires et de contre-pouvoir, certes, mais aussi les histoires de négociations, de division, les injonctions, les triangulaires et le risque FN. Et franchement j’aimerais bien que ça se passe différemment. Dans mon coin, la France Insoumise est arrivée en tête, on a une chance historique de battre Hervé Mariton et d’avoir un député aussi beau que la circo, Didier Thévenieau. Didier fait partie des personnes avec qui je partage mes combats politiques depuis des années. C’est un compagnon de route et un ami auquel ma confiance et ma loyauté sont acquises, car fondées et expérimentées. Pour moi ces législatives sont autant question de victoire future que de dignité du présent : nous n’avons cessé avec Didier de combattre les volontés d’hégémonie et de sectarisme, nous avons toujours privilégié l’intérêt général, quitte parfois à nous mettre en retrait ou en difficulté. Je ne peux croire que cela ne finira pas un jour par être reconnu, et je ne me résigne pas à ce qu’on laisse passer cette opportunité, enfin, après tant d’années à labourer le terrain, d’en voir les graines germer. S’il existe un petit dieu des justes de la politique, c’est le moment de te manifester.

Retrouvons un peu de décence. Un peu d’élégance… En écho au chaos et au vacarme, je rêve de me réfugier dans la puissance curative du silence, de la nature et de la littérature. J’aspire de toutes mes forces au temps de l’Otium, mais d’abord les législatives : je vais y mettre toute la rage de ma dignité, comme on s’agrippe à une bouée pour ne pas se noyer. Pour ne pas finir misanthrope. Pour pouvoir me dire que je m’étais trompée.


Illustration : Alessandro Pignocchi