Chronique publiée sur Reporterre le 22 avril

Petit conte publié samedi dernier sur Reporterre, qui depuis ce premier tour prend un relief particulier. Différent. Mais peut-être encore plus aiguisé… Belle lecture. 

J’ai découvert hier que j’étais Buffle d’eau selon le zodiaque chinois. J’aime cette image qui m’évoque des paysages de rizières, la fluidité, la puissance et une certaine forme de patience heureuse et apaisée.

Mais le symbole qui a le plus aiguisé ma curiosité ces derniers temps est le Tigre de la montagne. Je l’ai redécouvert et exploré à travers le fabuleux Tyger, d’Emily Loizeau, un conte du départ, enregistré dans une ancienne magnanerie entre Ardèche et Cévennes, et que je n’avais encore jamais écouté avec cette sensibilité… Celle qui m’empreint depuis que je vis au pied du Vercors, depuis que j’apprends l’émerveillement et la discipline harmonieuse de la verticalité. Ses mélodies chantent aussi l’Autre bout du monde, les Eaux sombres, la Complainte du partisan et le Chagrin des oiseaux avec le même grain de délicatesse dans la voix. Une pépite rangée parmi mes trésors de romantisme, de beauté et d’intelligence. La définition même de l’élégance, qui se nourrit d’images, de sons et de mots. De danse, aussi. Cette poésie du corps qui enchaîne les mouvements comme on brode, peint, ou rit.

En tai-chi-chuan, il existe huit séquences de mouvements relatives au Tigre. L’une d’elles s’intitule « Reporter le Tigre à la montagne ». ’Ma main gauche descend sur le côté gauche pour écarter l’adversaire. Je pointe alors le pied droit, puis fais un pas vers le coin arrière droit, pour m’y enraciner. Ma main droite brosse le genou, la paume tournée vers le haut. Cette action a pour but de protéger l’aine ainsi que d’enlacer la taille de l’adversaire.’ Enlacer la taille de l’adversaire… Cette seule parade pourrait fournir un dictionnaire de poésie politique.

Le Tigre est un résistant en quête de légitimité. En Inde et à Ceylan, le Tigre de la rébellion s’oppose au Lion gouvernemental. Dans la pratique du kung-fu, le Tigre représente à la fois le printemps, la force et la bravoure chevaleresque [1]. C’est une figure paradoxale, entre protection et attaque, et la dualité de cette symbolique se retrouve dans le tai-chi-chuan avec l’absorption (protection) et la restitution (attaque) de l’énergie adverse, pour pouvoir « vaincre sans force » — ce que nous appelons à tort « judo politique » depuis des années. On peut alors « chevaucher le Tigre », une des recettes du pouvoir, et gravir la montagne. Je m’avoue très curieuse de cette image d’un pouvoir apaisé des passions.

La montagne, le lieu de la philosophie et de la réflexion 

Le Tigre représente l’essence originelle présente dans le corps, le souffle vital contrarié par les passions de l’existence. Il évoque l’imperfection de l’être humain, tandis que la montagne est, elle, le lieu de la philosophie et de la réflexion. « Les passions une fois oubliées, le Tigre se terre dans la montagne. » [2] Cette séquence consiste à accueillir son Tigre, à le prendre dans ses bras, et à le ramener au sommet.

La montagne associée à l’eau dans la terminologie chinoise forme le paysage « Shanshui » (montagne-eau). Un horizon de sagesse que l’on retrouve du chamanisme au bouddhisme, dans lesquels le Tigre est représenté aux côtés de Sansin, dieu de la montagne. Au XVIIIe siècle, il est représenté assis au pied d’un pin centenaire qui évoque l’esprit de la montagne, sur lequel est juchée une pie, la messagère des dieux.

Un oiseau s’envole,
Il rejette les nues comme un voile inutile
Il n’a jamais craint la lumière
Paul Éluard

Je ne porte pourtant pas les pies dans mon cœur, elles font fuir les mésanges et effrayent mon merle en jacassant dans un vacarme assourdissant. Elles volent bas, fort, envahissantes. Je les enverrais bien chercher leur Tigre dans le Vercors.

En Chine du Sud, Tigre se prononce « fo », ce qui signifie simplement « bonheur » ou « bouddha ». Finalement, peut-être que ce que le Tigre va chercher dans la montagne c’est simplement ça. Le bonheur. Il paraît qu’à côté de Hangzhou, en Chine, sur les bords du lac de l’Ouest, existe une source creusée par les Tigres, très réputée. Son eau est prisée des esthètes pour préparer le thé vert du « Puits du Dragon de la colline de l’Empereur de Jade » (Wang Shan Long Jin). La légende dit que ce sont les Tigres de la montagne qui ont mis à jour cette source et la protègent de toute pollution.

Ce moment délicieux où la vie plonge dans le romanesque…

Je suis le Tigre de la Montagne.
Écoute-moi.
Je serai fort dans la bataille. Je ne pleurerai pas.
Emily Loizeau