« La ligne de crête est étroite entre utopie anarchiste, urgence écologique et volonté sincère de changer les quotidiens, ici et maintenant »… Réflexions buissonnières à propos des élections municipales à venir, ma dernière chronique sur Reporterre.

Nous sommes nombreux à douter de plus en plus sérieusement de l’efficacité de l’approche électorale pour prendre le pouvoir et réellement « changer la vie ». À douter de la sincérité de la plupart des candidats, mais aussi des chances des candidats sincères de percuter le système à travers les urnes et ses règles du jeu édictées par les pouvoirs dominants. Pour autant, peut-on se payer le luxe d’ignorer ce moment — certes un peu lunaire — où le mouvement social, des Gilets jaunes aux grévistes contre la réforme des retraites, des occupations au nom du climat et de la biodiversité à la dénonciation des violences policières, ce moment où tout cet élan rencontre, le temps du calendrier républicain, une échéance électorale ? C’est une vraie question.

À l’approche des municipales, alors que je pensais hiberner tranquillement dans ma vallée après avoir poliment refusé de me présenter, me voilà rattrapée par diverses sollicitations pour soutenir des listes électorales, ce qui ne va pas sans moult interrogations. Soutenir une maison de l’écologie et des résistances menacée d’expulsion, relayer les caisses de solidarité aux grévistes, signer un appel des familles de victimes de violences policières, aider les actions de désobéissance et la construction d’alternatives : c’est dans le ton.

Chacun se mobilise à partir de son lieu de travail. Pourquoi discréditer d’avance tous ceux qui veulent mobiliser les institutions aussi ?

Envoyer un message de soutien à des candidats, se déplacer pour une campagne, encourager de nouveaux venus qui hésitent à se présenter, c’est plus problématique. Quel est le message politique que j’adresse en le faisant ? Ai-je vraiment envie de m’associer de nouveau à des sigles partidaires, d’EELV à la FI, ou même à des listes citoyennes qui lancent leurs forces dans une bagarre institutionnelle après toutes les critiques émises sur les dés pipés des élections ? Faut-il donner crédit à ces initiatives, sans rien savoir de ce qu’elles donneront à l’avenir ? Et, in fine, prendre parti ?

« Il serait d’une prétention extraordinaire de tordre le nez devant celles et ceux qui ont encore l’énergie d’essayer »

J’ai été diablement tentée de regarder ailleurs pour esquiver, me tenir à l’écart de cette nouvelle échéance électorale, toujours source de déchirements, de discussions interminables, d’alliances bancales, de commentaires acerbes sur les réseaux sociaux, et qui, trop souvent, rend les militants fous furieux. Ce serait tellement plus simple de me parer d’un « au-dessus de la mêlée » et retourner à la joie de mes personnages, tout fraîchement arrivés dans l’Oasis, entourés de fleurs parfumées, de frangipaniers et de malicieux margays… Sauf que la fiction ne vaut que par ses allers-retours avec le réel, et qu’il serait d’une prétention extraordinaire de tordre le nez devant celles et ceux qui ont encore l’énergie et l’envie d’essayer. Et que sans cesse tournent dans ma tête, comme un refrain entêtant, me regardant d’un œil sévère, ces vers du poète kurde Sherko Bekes qui m’accompagnent depuis des années : « Que c’est difficile de voir la forêt en pleurs, arbre après arbre. Et que toi, tu ne puisses même pas sécher la larme d’une seule feuille… Quand la forêt brûle, quel arbre peut se dire impartial, pour ne pas prendre feu ? »

Et puis, ne serait-il pas dommage de négliger cet aspect de la bataille ? Il n’est certes pas le seul, il n’est pas décisif, et ça fait longtemps que j’ai compris qu’il n’y avait ni raccourci ni baguette magique en politique. Il n’en reste pas moins que ce maillon municipal, on en a besoin. Il serait idiot et vaniteux de prétendre que nous n’avons pas besoin du renfort des municipalités, si elles sont pensées comme des contre-pouvoirs. Dans le processus du confédéralisme démocratique théorisé par Murray Bookchin, qui consiste entre autres à vider l’État, s’emparer des villes n’est d’ailleurs pas un à-côté.

Bien sûr, il y a l’art et la manière, il faut aller jusqu’au bout de la démarche et l’objectif ultime reste bien de sortir du capitalisme, pas de ripoliner les comités de quartier. Mais enfin, avec des élu-es qui s’intéressent au municipalisme libertaire ou plaident l’urgence écologique, c’est quand même plus facile qu’avec les carriéristes de la politique ou les nouveaux habitués de la start-up nation, reconnaissons-le. Que ce soit Éric Piolle ou [Alain Carignon|Membre du RPR et maire de Grenoble de 1983 à 1995] qui soit maire de Grenoble, ce n’est pas une paille. Qu’une activiste rebelle se lance comme adjointe à l’égalité des droits en région parisienne, ce n’est pas rien. Que des militants écologistes prennent le pouvoir dans la métropole lyonnaise, c’est loin d’être anodin. Qu’une jeune élue d’opposition se présente à Clermont-Ferrand, en lien avec des chercheurs mobilisés sur le climat et la biodiversité, c’est un signal. Qu’une philosophe de l’environnement se jette dans l’aventure d’une liste citoyenne dans le sud de la France, c’est un sacré pas.

La ligne de crête est étroite entre utopie anarchiste, urgence écologique et volonté sincère de changer les quotidiens, ici et maintenant. À naviguer en voulant tenir ces trois caps, on prend le risque de basculer du côté des compromis politiciens, des ambitions rabattues au nom du pragmatisme. Mais on court aussi le risque, a contrario, de s’échouer du côté du cynisme de la pureté ou du radicalisme rigide qui nous causent tant de torts. Il faut pourtant tenir ces trois fronts, dans un numéro d’équilibriste qui n’est pas toujours le plus confortable. Tant pis. Tous ces clignotants municipaux, on ne peut pas les ignorer par lâcheté ou pour soigner sa « réputation ». Ils construisent aussi un maillage pour la suite, que ce soit pour celles et ceux qui auront à découvrir les joies et les peines de l’exercice du pouvoir municipal avec ses possibilités, réelles, mais aussi ses limites. Pour les plus précaires des habitants, pour les plus soucieux d’environnement, qui verront leur quotidien, petit à petit, changer et leurs conditions de vie s’améliorer : ce n’est peut-être pas révolutionnaire mais ça fera du bien. Pour celles et ceux qui, dans l’opposition d’un conseil municipal ou rendus au mouvement social, auront tâté et appris de cette expérience, on les retrouvera plus aiguisés dans les luttes, je l’espère.

« Je tâche d’influencer les démarches vers le municipalisme libertaire »

Alors sans certitude, avec sans doute un sens du devoir un peu décalé, mais avec bienveillance et sans chercher à rien imposer, je réponds à celles et à ceux qui hésitent, sans omettre les obstacles mais sans décourager non plus les bonnes volontés. Comme d’autres, je tâche d’influencer les démarches vers le municipalisme libertaire, sans en omettre le caractère subversif et fatalement très éloigné de la gestion d’une ville sous la cinquième République, ou d’alerter sur la tentation citoyenniste et le localisme heureux. J’essaye de contribuer, à ma mesure, un pied dedans un pied dehors, pour racheter peut-être mon propre découragement face à ces formes d’action. Avant de retenter de m’éclipser…

Des Gilets jaunes près de Commercy, dans la Meuse.

Et je me dis qu’après tout, dans les secteurs de la recherche, santé, justice, éducation, culture, transports, énergie, partout des éboueurs, avocates, salariés de centrales, cheminots, infirmières et directeurs d’hôpitaux, enseignantes, danseurs et journalistes indépendantes se mobilisent. Chacun là où il est, dans ce qu’il sait faire, avec ses outils et à partir de son lieu de travail. Qui serions-nous pour discréditer d’avance toutes celles et ceux qui, sincèrement, veulent mobiliser les institutions aussi ? Et si certains, à force, réussissaient et, à l’instar de la Commune des communes initiée à Commercy, marquaient le début d’autre chose ?

Comme l’écrit l’essayiste Édouard Jourdain dans Ballast :

«Pour que l’anarchie triomphe, il faut qu’elle soit déjà une réalité concrète avant les grands jours qui viendront», assurait le géographe Élisée Reclus. Ainsi entendu, le terme d’utopie pourrait toutefois correspondre à l’anarchie si, comme le rappelle le philosophe Gilles Deleuze dans Qu’est-ce que la philosophie? (Les éditions de Minuit, 1991), nous l’appréhendons dans le sens que lui donnait l’auteur britannique Samuel Butler : «“Erewhon” ne renvoie pas seulement à “No-where”, ou Nulle part, mais à “Now-here”, Ici et maintenant.»

Photos :
. chapô : Strasbourg 1er tour des élections municipales 2014. Claude Truong-Ngoc
. Près de Commercy, janvier 2019. © Pascal Hennequin-NK1 Fokus 21/Reporterre
. Mobilisation contre la réforme des retraites. Janvier 2020. Murielle et ses collègues du centre hospitalier de Saint-Denis. © Nnoman Cadoret/ Reporterre