J’ai été sollicitée par Cerises (voir leur dossier ici) pour contribuer à un entretien croisé avec Farid Bennai, militant du FUIQP, Christian Mahieux, syndicaliste et Pierre Zarka, communiste unitaire. Voici nos regards et débats ouverts sur la situation actuelle, la grève, le mouvement social, l’hégémonie politique et culturelle.

L’habitude veut que nous mesurions le rapport des forces aux résultats électoraux. Mais sans ignorer ces derniers n’est-ce pas un peu court ? Comment par exemple, expliquer que si vite après l’élection de Macron soit apparue l’émergence de mouvements d’ampleur tels ceux des Gilets Jaunes ou contre la retraite à points ?

Corinne Morel-Darleux

Un peu court, c’est le moins qu’on puisse dire. Cette manie de la Vème république de ne considérer la politique qu’à travers le prisme électoral est en train de flinguer les fondements mêmes de la politique et de la démocratie. Les scrutins successifs mobilisent une somme de temps, d’énergie et d’espace médiatique disproportionné. Or les résultats électoraux sont à la politique ce que la boule à facettes est au diamant. De même que le communalisme ne peut être réduit aux élections municipales[1], on ne saurait réduire la politique aux élections. Et heureusement ! Un juge du tribunal correctionnel de Lyon l’a lui-même rappelé récemment, à propos des décrochages des portraits de Macron : « Face au défaut de respect par l’État d’objectifs pouvant être perçus comme minimaux dans un domaine vital, le mode d’expression des citoyens en pays démocratique ne peut se réduire lors des échéances électorales mais doit inventer d’autres formes de participation[2]. » Ça fait des décennies qu’on se fait trop souvent berner par les promesses électorales – et même les référendums, que les décisions sont prises ailleurs, dans les conseils d’administration et les couloirs de l’union européenne, que le vote est devenu un non-choix au second tour, et que les élu-e-s ne représentent plus grand monde.

L’action politique et la construction d’un rapport de forces se redéfinissent aussi ailleurs

Ça ne peut pas être sans conséquences. Il suffit de regarder, une fois de plus, les taux de participation et le niveau de représentativité réel de la population. Qu’il s’agisse des femmes, des ouvriers, des précaires, des quartiers populaires et plus largement de toutes celles et ceux qui n’y croient plus tout simplement, où sont-ils représentés exactement ? C’est quand même fou : dans n’importe quelle assemblée générale de la moindre association à travers le pays, il y a un quorum à respecter. Mais lors des grands scrutins qui sont censés dicter la vie législative, budgétaire, les mesures sociales et environnementales, on peut être élu-e de la République avec 3 % des inscrits[3] ? C’est une aberration pure et simple. Comme le rappelle le groupe JP Vernant : « Seules, les institutions de la cinquième République ont permis à un parti comme LREM, disposant d’une base de 11% de l’électorat, d’obtenir 53% des sièges à l’Assemblée nationale, ce qui oblige ce bloc modernisateur à avoir recours à une répression violente et autoritaire du mouvement social pour pallier l’absence d’adhésion à son projet néolibéral »[4]. Tout est dit.

Soyons clairs, je ne jette pas aux orties la question du débouché institutionnel : elle reste critique et à réinventer, mais on ne peut pas s’y cantonner. L’action politique et la construction d’un rapport de forces se redéfinissent aussi ailleurs. On le voit de manière éclatante depuis le début du mouvement des Gilets Jaunes, l’irruption de nouveaux collectifs sur le climat et la biodiversité, et désormais les mobilisations contre la réforme des retraites. Tant mieux ! Si on se contentait de regarder les exécutifs jouer selon leurs propres règles du jeu entre deux élections, ce serait la négation même de la politique avec un grand P : celle qui consiste à participer de la vie commune et à faire primer l’intérêt général sur le court-termisme et les intérêts particuliers.

Christian Mahieux

Lors du premier tour des élections présidentielles, 82% des personnes inscrites sur les listes électorales ont choisi de ne pas voter pour Macron. S’y ajoutent celles qui ne sont pas inscrites et la population de nationalité étrangère qui n’a pas le droit de s’inscrire ; on pourrait ajouter les jeunes de moins de 18 ans. Dans ces conditions, la question est plutôt « pourquoi y aurait-il adéquation entre celui qui a été sacré Président et la réalité du pays ? »

Farid Bennai

Je vais développer ce que dit Christian. Les élections et leurs résultats ne sont qu’un indicateur de l’État d’une société. Ils ne sont ni suffisants, ni adéquats pour mesurer l’état de la prise de conscience des différentes catégories des exploités et des dominés. Ils ne restituent que de manière déformée la colère sociale de celles-ci pour plusieurs raisons.

La surestimation du moment électoral est un indicateur d’une distance entre « forces de gauche » et classes populaires

La première est l’exclusion de citoyenneté qui touche légalement une partie non négligeable des classes populaires : les résidents étrangers qu’ils soient avec ou sans papiers. La seconde est la distance qui se tisse entre la partie plus précarisée des classes populaires et les élections elles-mêmes. Ce ne sont pas les plus précaires qui votent le plus.  Nombreux sont ceux parmi eux qui n’attendent plus rien des élections ou qui, à tort ou à raison (la question n’est pas essentielle pour notre sujet) ne reconnaissent plus les élections comme un outil de lutte pour la défense de leurs intérêts. Un décalage grandissant est ainsi en œuvre depuis plusieurs décennies entre une « France électorale » et une « France réelle ». Ne pas prendre en compte ce clivage s’est se condamner à surestimer le « consentement à la domination » et à sous-estimer les révoltes qui grondent. La surestimation du moment électoral est un indicateur d’une distance entre « forces de gauche » et classes populaires, entre ces forces et les réalités sociales subies par les travailleurs en général et ceux des quartiers populaires en particulier.

Pierre Zarka  

L’émergence des Gilets Jaunes si vite après l’élection de Macron dit la déconnexion du champ institutionnel des réalités politiques profondes du pays et la remise en cause, pas toujours conscient mais de fait, du système représentatif. N’oublions pas, comme le dit Christian, le faible score de Macron au premier tour de la Présidentielle. Je ne connais évidemment pas tous les abstentionnistes mais ceux que je connais ne l’ont pas fait par passivité ; au contraire ils voulaient dire ainsi haut et fort qu’ils ne jouaient plus à un jeu où ils sont régulièrement dupés. Le bilan du PS au pouvoir a considérablement contribué à cette déconnexion. 

L’émergence des Gilets Jaunes, le mouvement contre la retraite Macron reflète la réalité jamais médiatisée. Comme dans tant d’autres pays sur la planète, il y a désormais un refus farouche des règles du capitalisme. Je trouve très symptomatique qu’en Italie après que la colère sociale ait été récupérée par l’extrême -droite, elle reparte de plus belle. Évidemment au compte du rapport de forces il y a aussi ce qui manque. Les forces sociales et politiques qui devraient le faire n’osent pas aider à se projeter dans une autre vision de la société. Et le rejet des conceptions délégataires qui dépossèdent le peuple de tout pouvoir ne débouche pas encore sur une autre conception ni de la société ni de la politique. Dès lors le mot politique est assimilé à des partis inefficaces qui paraissent intégrés au système. Seule l’extrême-droite en réchappe grâce à un discours anti-système en trompe-l’œil. Pensons qu’elle bénéficie de l’espace laissé vacant par ceux qui auraient dû proposer une voie réellement alternative.

Farid Bennai

Les révoltes des quartiers populaires et celles des Gilets Jaunes ont en commun d’être l’éruption massive sur la scène des luttes sociales des parties les plus précarisées des dominés. A ce titre nous pouvons considérer que les Gilets Jaunes ont réellement débuté en novembre 2005 même si chacune de ces révoltes expriment en termes de visibilité des segments différents de ces précaires. La réforme des retraites pour sa part souligne la prise de conscience de l’ampleur du projet de régression sociale porté par la classe dominante pour les salariés appartenant à la classe ouvrière moins précarisée. La jonction possible de ces deux révoltes nous fait entrer dans une séquence d’affrontement de conflits sociaux importants et durables.

Comme pour toutes les périodes de régression sociale, celle que nous vivons actuellement se traduit par un double mouvement. Le premier est la dégradation de conditions d’existence de tous les segments des classes populaires et le second le renforcement des écarts au sein des classes populaires. L’actuelle réforme des retraites impactera l’ensemble des salariés mais défavorisera encore plus nettement les plus précaires, les héritiers de l’immigration, les femmes et les jeunes.

S’unir pour ne plus subir est une nécessité urgente

 La jonction entre les différents segments des dominés est aujourd’hui une possibilité mais pas encore une réalité. Le passage de la possibilité à la réalité suppose la prise en compte dans le combat social des intérêts des plus exploité.e.s. L’unité des dominé.e.s implique la prise en compte des intérêts et revendications de celles et ceux qui sont au plus bas de l’échelle sociale, c’est-à-dire au plus haut de l’échelle de l’exploitation. Elle suppose aussi de prendre en compte les oppressions et discriminations spécifiques que subissent ces travailleur.se.s ainsi que les héritièr.e.s de l’immigration dans leurs lieux d’habitation, les quartiers populaires.

Dans les luttes actuelles mais au-delà de ces luttes, nous devons impérativement prendre en compte cette partie du monde du travail caractérisée par la surexploitation et les discriminations racistes et sexistes. C’est une condition incontournable pour construire la fameuse convergence des luttes que nous appelons toutes et tous  de nos vœux. S’unir pour ne plus subir est une nécessité urgente. Elle ne deviendra réalité qu’à la condition de ne pas occulter les damnés parmi les damnés de la terre.

Le moment électoral doit en conséquence cesser d’être positionné comme le moment clef du conflit de classe. Maintenir le centrage excessif sur ce moment c’est accroître le décalage avec les colères d’ampleur que génère l’état de la régression sociale massive qui détruit chaque jour la vie des classes populaires.  

Entre les Gilets jaunes et la longue grève contre la retraite Macron, le monde du travail fait durablement la Une de l’actualité. Les forces du Capital ne peuvent plus l’ignorer. De fait il met au grand jour ce que l’on pourrait appeler son « hégémonie sociale ». Cela ne pose-t-il pas comme étape suivante, sa capacité à produire ce que Gramsci appelait son hégémonie idéologique ?

Christian Mahieux

Oui, des Gilets jaunes à la grève contre le projet de loi sur les retraites, c’est l’éternel retour de la lutte des classes, la redécouverte du prolétariat pour celles et ceux qui, depuis des lustres, annoncent sa disparition. La lutte des classes demeure. La bourgeoisie s’y attelle fort activement. La question n’est donc pas de la mener ou non ; elle nous est imposée. Notre problème est de nous organiser pour que notre classe sociale reprenne le dessus. Moi, je pense qu’un enjeu essentiel est de faire en sorte que l’outil d’organisation autonome de notre classe sociale, le syndicalisme, s’adresse à toutes celles et tous ceux qui forme ce prolétariatd’aujourd’hui : salarié.e.s en activité, mais aussi en retraite, au chômage, en formation, etc., quel que soit leur statut : CDI, CDD, intérim, fonctionnaires, sans-papiers … Et aussi « auto-entrepreneurs », en vérité exploité.es par des sociétés.

Corinne Morel-Darleux

J’aimerais beaucoup m’engouffrer dans cette question et parler de vertébration idéologique, de culture de résistance, d’intellectuels organiques et de nouveaux imaginaires politiques, mais honnêtement je ne suis pas sûre qu’on puisse parler d’ « hégémonie sociale » du monde du travail aujourd’hui. Même avec le regain formidable qu’on voit à l’œuvre en ce moment, on reste globalement dans un contexte de société mondialisée où la délocalisation de la production a atomisé une grande partie des classes sociales, où le néolibéralisme a dévoyé le sens même de l’État, et où le consumérisme et le progrès technologique ont endormi le courage, les consciences et la résistance de beaucoup de gens. Au-delà des réseaux mobilisés, une grande part de la société reste incroyablement atone par rapport à l’étendue des dégâts présents et à venir, que ce soit en matière sociale ou climatique.

Bien sûr, la grève est toujours un moment fort de mobilisation et de politisation, c’est aussi un bon moyen de montrer que le pays ne « tourne » que grâce au monde du travail, mais regardons les choses en face : on en est à des mois de mobilisation, des centaines de milliers de personnes dans les rues, et même quand des raffineries et des ports sont bloqués, le gouvernement ne bouge pas. C’est la notion même de rapport de force et de revendication qui est à réinventer. Est-ce d’ailleurs si étonnant ? Pas tellement si on considère que le gouvernement a lui-même sapé intentionnellement et depuis longtemps la capacité du pays à « tourner ». C’est finalement eux qui ont réalisé le plus grand blocage : des hôpitaux qui ne sont plus en mesure d’accueillir et de soigner les patients, des femmes qui accouchent en bord de départementale, des déplacements en trains qui deviennent un cauchemar d’organisation, des burn-outs à répétition dans les écoles et les administrations… Ces gens là vivent dans un monde parallèle, ils ne prennent pas le train, vont se soigner dans des cliniques privées, ils ont d’autres réseaux d’approvisionnement et de subsistance. Le pays peut bien être bloqué, ils n’en souffrent pas dans leur quotidien. La seule chose qui les fait bouger c’est quand leur propre capacité à « tourner » est touchée directement : intérêts politiques, intérêts économiques.

Farid Bennai

La question de l’hégémonie culturelle est centrale. Les luttes sociales ne se gagnent pas ni ne se perdent par le seul rapport de force physique. Au contraire la radicalité des luttes est fonction de qui est hégémonique culturellement. Au cœur de cette hégémonie se trouve les lectures « spontanées » des événements sociaux. Les classes dominées passent ainsi à l’offensive significative à chaque fois que progressent les grilles de lecture systémique des faits sociaux. Elles reculent dans la défense de leurs intérêts à chaque fois que progressent les grilles de lecture culturalistes, situationnistes, individualistes, etc. Parmi les éléments essentiels de l’hégémonie culturelle se trouve la perception d’un même système d’exploitation s’appuyant sur les différences (de race, d’âge, de sexe, etc.) pour gérer le rapport de classe en terme de division. Les thèmes de l’islamophobie, de l’invasion migratoire et du grand remplacement, de l’identité nationale menacée, etc., sont ainsi des dimensions du combat pour l’hégémonie culturelle. Il n’y a jamais eu d’unité spontanée des différents segments dominés. Cette unité est un résultat et non une donnée de départ. Elle a comme condition la prise en compte des segments les plus exploitées sans lesquelles aucune unité durable n’est possible.

Christian Mahieux

La bataille de l’hégémonie culturelle est loin d’être gagnée ! Le patronat, la bourgeoisie, ont considérablement avancé depuis « les années 68 ». Gramsci, puisqu’il y est fait référence, écrivait : « « la classe bourgeoise se conçoit comme un organisme en perpétuel mouvement, capable d’absorber la société entière, l’assimilant ainsi à sa propre dimension culturelle et économique ». Voilà l’objectif : reconquérir l’autonomie de notre classe, mise à mal par les nombreux processus d’intégration qu’ont réussi à nous imposer nos adversaires. La société bourgeoise, capitaliste (et machiste, impérialiste, coloniale, discriminante …) n’est pas la nôtre. Il faut le réaffirmer et agir en conséquence ! Ca ne signifie pas tenter de trouver des échappatoires individuelles, mais construire des alternatives, proposer des utopies : pas seulement contre le capital, mais aussi sans le capital. Autonomie, coopération, solidarité, créativité : à mon sens, la lutte en cours depuis le 5 décembre montre, une nouvelle fois, comment le mouvement social créé tout cela.

Pierre Zarka 

C’est le fait nouveau au regard des dernières décennies : le monde du travail n’attend plus que « ça vienne d’en haut » et s’affirme en tant qu’acteur. En immobilisant le pays par leur grève les cheminots font l’expérience de leur rôle social irremplaçable. Ils font aussi tous les jours la Une de l’actualité. Les hospitaliers font de même. Avec les actes de désobéissance, comme chez des enseignants de lycées, tout traduit une prise de liberté d’être soi. Il y a quelque chose de subversif dans l’air. Est-ce que cela suffit ? Non : comme le souligne Christian, l’hégémonie culturelle est loin d’être gagnée. Qu’est-ce qu’on en tire du point de vue des représentations idéologiques ? De victimes ils commencent à prendre conscience qu’ils sont indispensables et, de ce fait, ils prennent conscience aussi de qui est inutile. Dès lors il devrait être possible d’ouvrir plusieurs portes : la notion de coût. On ne cesse de dire au peuple qu’il revient trop cher. Mais la conscience de son rôle devrait amener à interroger si les fruits de son travail ne devaient pas lui revenir intégralement. Et il n’y a pas loin à interroger qui doit avoir le pouvoir de décider. Question qui ne se limite pas à l’opposition au pouvoir en place mais qui inclue les rapports à l’organisation quand on entend clamer c’est la base qui doit décider

Il y a quelque chose de subversif dans l’air

Le problème est que ceux qui ont pignon sur rue osent parler de ce qui n’a jamais été encore fait. Prendre l’initiative politique, (ici de proposer que chaque lutte se fixe des objectifs post-capitalistes), avant même d’aboutir commence, par le seul fait d’exister, à changer le rapport de forces. D’autant que dans de nombreux autres pays, des mouvements sociaux porteurs d’exigences de justice et de démocratie secoue la planète. On a vu que ce qui pousse dans un pays résonne et influe sur ce qui se passe dans d’autres :  l’influence des printemps arabes et des Indignés-des places occupées- sur les Nuits Debout ou l’impact des Gilets Jaunes sur d’autres mouvements dans le monde- jusqu’aux USA. La mondialisation n’est pas que capitaliste.

Si tel est le cas, cela ne déplace-t-il pas où se situe le centre de gravité de la transformation sociale de la sphère des partis à l’ensemble du mouvement populaire ? Dès lors selon vous que deviennent les partis politiques ?

Corinne Morel-Darleux 

Oui, je le dis depuis des mois, le centre de gravité de l’action politique se déplace des partis et syndicats vers une « société civile » dont les contours étaient pour le moins flous et incantatoires il y a encore quelques années. On assiste à une remontada impressionnante, dans les réseaux militants, du municipalisme libertaire, de l’anarchisme, de la désobéissance civile, du recours pour motifs légitimes à des actions illégales, d’occupation et de blocage, de ZADs ou de réquisition de bâtiments pour y installer des lieux auto-gérés, maisons du peuple ou de l’écologie et de la résistance[5]. Des collectifs multiples se sont créés, des quartiers populaires aux violences policières, le lien se développe entre les questions sociales, climatiques et notre rapport au vivant, ça fourmille à la fois en terme de renouvellement des modalités d’action, de culture et stratégie de résistance, mais aussi de réflexions théoriques et de construction d’alternatives.

Le mouvement social, dans sa diversité, ouvre des horizons bien plus vastes

Dans ce cadre là, les partis semblent un peu figés, et les polémiques à gauche souvent décalées par rapport aux enjeux. Pour autant ce serait une erreur de les délaisser : je l’ai dit plus haut, on est loin d’avoir résolu la question du débouché institutionnel, c’est à dire de l’articulation des luttes et expérimentations avec le niveau institutionnel, légal, permettant leur extension et in fine leur généralisation. Ça peut passer par les élections, je n’y crois pas trop à ce stade, ça peut passer par une révolution, pour l’instant je n’en vois pas l’horizon, ça peut passer par un effondrement qui viendra du système lui-même, c’est une hypothèse, et ça peut venir d’une action concertée, celle par exemple du confédéralisme tel que décrit  par Bookchin avec une montée des contre-pouvoirs, l’affaiblissement progressif de l’État et son remplacement par une « commune des communes confédérées ». L’État a hélas déjà été bien vidé par les gouvernements successifs, il se passe des choses intéressantes du côté de Commercy, l’avenir sera peut-être là…

Christian Mahieux

Cette notion de « société civile » m’a toujours paru surprenante ; s’il y a une société civile, il y en a donc une « non civile » ? Mais j’ai l’impression que ce dont parle Corinne est en fait ce que j’appellerais, moi, le mouvement social.  Terme qui est d’ailleurs très mauvais, puisqu’il laisse penser que la politique est ailleurs, ce qui est l’inverse de ce que je pense. On ne peut pas, comme le font notamment les partis, limiter le champ politique à la conquête du pouvoir d’État et de ses institutions. Le mouvement social, dans sa diversité, ouvre des horizons bien plus vastes. Reste à faire en sorte que ces derniers apparaissent crédibles pour la masse de la population Depuis des dizaines d’années, un grand nombre d’associations jouent un rôle considérable. Quasiment toutes se sont construites parce que le syndicalisme a abandonné des espaces de lutte ou les a ignorés : associations de chômeurs et chômeuses, pour le droit au logement, de défense des sans-papiers, coordination de travailleurs et travailleuses précaires, etc. D’autres interviennent sur des sujetsqui sont pleinement dans le champ syndical : elles sont féministes, antiracistes, écologistes, antifascistes, antisexistes, etc. Se pose aussi la question du lien avec les travailleurs et travailleuses de la terre, la mouvance que représente partiellement la Confédération paysanne. Il y a aussi les mouvements anticolonialistes, revendiquant le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, antimilitaristes, pacifistes, etc. Tout cela concerne les intérêts et l’avenir de notre classe sociale et c’est de ce point de vue qu’il faut les traiter. On est aux antipodes de l’apolitisme : il s’agit d’inscrire le politique dans les luttes sociales et sociétales.

Cela amène à poser la question d’une redéfinition des contours de l’organisation syndicale. La notion de « centrale syndicale et populaire » est intéressante. Par exemple, au Brésil, la Central Sindical y Popular (CSP Conlutas) regroupe en sein, à la fois des structures syndicales professionnelles au sens traditionnel du terme et ce que nous appelons « mouvements sociaux » : Movimento Mulheres em Luta (Femmes en lutte), Movimento Terra, Trabalho e Liberdade (Terre, travail et liberté), Movimento Urbano dos Sem-Teto (Mouvement urbain des Sans-Toit), Movimento Quilombo Raça e Classe (Quilombo[6], race et classe), etc. S’orienter résolument sur la voie d’un dépassement de ce type, s’en donner les moyens, prendre le temps nécessaire à le construire, il y a là un projet qui vaut la peine d’être réfléchi… et pourquoi pas tenté ? Une organisation « syndicale et populaire » qui rassemble tous ces secteurs sur une base de classe et sans les caporaliser, doit être possible. Il n’est évidemment pas question de fixer le cadre préalablement. Mais un projet de ce type semble répondre efficacement aux besoins de la lutte des classes et c’est un moyen de recréer de l’envie, de l’engouement, de l’utopie.

Pierre Zarka

Pour ma part, je ne compte pas trop sur un effondrement qui viendrait du système. Mais il est vrai que tous les anciens schémas de concevoir une révolution sont obsolètes. Pour être concret, je retourne à ce que je trouvais gros de subversion. Est-ce que cela va pénétrer le champ spécifiquement politique ? Scander « Macron démission », est-ce pour passer le relais au personnel politique ou est-ce un début d’appropriation d’objectifs politiques ? la suite le dira.

La démocratie, c’est de la confrontation, du chaos, un chaos fécond, se revendiquant instituant

Traditionnellement on délègue à l’État et aux partis qui veulent le conquérir la traduction politique des mouvements sociaux. Cela réduit la responsabilité des changements à ceux qui seraient les plus instruits politiquement et en dépossède le mouvement populaire. Les échecs du siècle précédent en découlent. c’est à la multitude que revient le pouvoir d’élaboration des mesures à prendre et des moyens pour y parvenir. Quand ce n’est pas la multitude, c’est personne. Il ne s’agit pas d’avoir le culte de la spontanéité. Évidement cette multitude ne parle pas d’une seule voix. Il y a la nécessité d’avoir des contributeurs qui soumettent idées et expérimentations. Mais ils soumettent, ils ne demandent pas d’être suivis. La démocratie, c’est de la confrontation, du chaos, un chaos fécond, se revendiquant instituant. Ce qui était enfermé dans l’espace institutionnel va aux citoyens. Ne pas croire au grand Soir n’est pas lui substituer une douce homéopathie.

Aujourd’hui, le mot politique apparaît synonyme de s’abandonner aux pouvoirs des partis. Leur prégnance stérilise ce qui pourrait être un engagement plus complet. En outre, ils induisent entre eux une concurrence pour prendre le pouvoir et chez leurs partisans un sentiment d’appartenance qui créent un cloisonnement entre intéressés au détriment de l’échange fécond. Tous – y compris les plus récemment créés – sont ainsi dans une crise profonde. Coupés de la manière de faire, ils ne mesurent les possibles qu’aux résultats électoraux. Quand les Gilets Jaunes refusent des représentants ils posent la question mais n’ont pas exploré de réponse qui aurait pu être de choisir des porte-paroles au mandat impératif, sans cesse renouvelés. Bien sûr, tout le monde n’a ni les mêmes idées, ni la même expérience – ni la même grande gueule – mais chacun/e peut mettre dans un creuset commun ses idées et qu’elles soient discutées. Assumer la conflictualité en donnant à chacun les tenants et aboutissants de ce qui est proposé me paraît être la conception de la politique. La politique n’est plus l’apanage des seuls partis mais relève de toute action publique.

Farid Bennai

Ce sont les grèves, les luttes et les mouvements sociaux qui changent le monde. Cela ne veut pas dire que les partis politiques n’ont plus aucun rôle à jouer. Cela signifie simplement que leurs rôles et fonctions doivent s’articuler aux mouvements sociaux. Il ne s’agit pas de diriger ceux-ci ou de leur donner un débouché politique dans des échéances électorales.  Il s’agit en revanche de mettre à disposition des analyses et des cadres d’accumulation de l’expérience et du savoir produit par les luttes. Encore faut-il pour cela que les partis politiques se revendiquant des intérêts des classes populaires, cessent de se définir par le seul moment électoral.


[1]               https://www.revue-ballast.fr/le-moment-communaliste/#identifier_6_54699 « Le moment communaliste », Elias Boijean, Ballast

[2]               https://reporterre.net/A-Lyon-les-decrocheurs-de-portraits-de-Macron-ont-ete-relaxes

[3]               Au premier tour des régionales, la liste dans laquelle j’étais moi-même candidate a reçu 173 038 voix, sur une population de 7 695 264 personnes dont 5 310 770 inscrit-es, soit 3,3 % des inscrit-es ! Au moins suis-je dans l’opposition… La liste qui préside aujourd’hui la Région, avec Laurent Wauquiez, n’a elle même recueilli que 15 % des voix des inscrit-es au premier tour !

[4]            http://www.groupejeanpierrevernant.info/#Falscisme

[5]           https://www.liberation.fr/debats/2020/01/29/la-vitalite-democratique-et-ecologique-passe-par-des-squats_1775794

[6]Communauté organisée par les esclaves fugitifs qui devenaient des hommes et des femmes libres (voir la présentation du livre Quilombos)