Chronique publiée le 11 mars sur Reporterre : Ce qu’on dit à la jeunesse : « Ecoute la publicité, passe sous le portique » : La merveilleuse vision des dominants pour les enfants et la jeunesse : bourre-toi de Nutella, écoute la publicité, passe sous le portique, accepte la caméra…

On ne fait pas pousser les plantes à coup de bâtons. Le tuteur des tomates est là juste pour les guider vers le haut. Pour les jeunes et ceux qui les accompagnent c’est pareil. L’important, c’est le terreau.

Tartines d’huile de palme et milliardaires dans les cartables.

Cette année, cela n’arrive pas si souvent, nous aurons donc bénéficié d’un jour de plus. Las, le 29 février, poisse du calendrier, est tombé un Lundi. Encore un coup de Mme El Khomri.

Le lundi au soleil, c’est une chose qu’on n’aura jamais. Chaque fois c’est pareil, c’est quand on est derrière les carreaux, quand on travaille que le ciel est beau. Qu’il doit faire bon sur les routes, le lundi au soleil  (de mémoire, Claude François)

Ce 29 février donc, pas de trêve au soleil mais l’épluchage quotidien et matinal des mails arrivés dans la nuit. Parmi eux, un envoi automatique et non sollicité du journal Libération, qui publie pour l’occasion un numéro spécial sous forme d’application numérique destinée aux enfants, pour expliquer cette bizarrerie bissextile sur un mode ludique. Curieuse, je clique sur le lien de ce P’tit Libé qui, par des dessins à la ligne claire et aux couleurs enlevées, explique à nos chers petits ce qu’ils vont pouvoir faire de cette journée de rab. Quelques gifs animés plus bas, ô surprise, on tombe sur un pot de Nutella accompagné de cette légende : « Et puis pour les gourmands, ça fera un goûter en plus. Rien qu’en France, ce jour-là, on avalera 32 millions de baguettes de pain et plus de 200 000 kilos de Nutella. » Diable. Libération fait donc de la publicité déguisée pour un produit à base d’huile de palme à destination des enfants. Miam.

Une chance finalement que nos gamins passent ce lundi 29 février à l’école et non devant leurs mails. D’autant que les programmes de l’Éducation Nationale intègrent de plus en plus les questions d’environnement et la sensibilisation à la protection de la nature, si j’en crois mon lycéen : on y apprend par exemple en géographie que l’aménagement du Rhône doit être conçu pour préserver la biodiversité et la qualité environnementale de ses petits affluents, on parle de maisons passives en cours d’allemand, en SVT « c’est un peu tout le temps de l’environnement », en cours d’éducation morale et civique on débat du nucléaire en France… Et au self du lycée, les repas bios sont indiqués et depuis quelques semaines est affichée une feuille avec les quantités jetées à chaque repas.

Mais en garde parents, ne relâchons pas trop vite notre vigilance ! Il y a tout juste un an, en mars 2015, c’est par le biais de kits dits pédagogiques directement distribués dans les écoles qu’était introduite la Maud Fontenoy Foundation, une fondation privée co-dirigée par le milliardaire François Pinault et ô surprise (bis) Monsieur Bolloré, dont le groupe est l’un des deux actionnaires principaux de la Socfin, une société qui cultive… le palmier à huile. Et Maud Fontenoy, donc, une proche du parti LR. Une avant-gardiste qui, bien avant Luc Chatel, clamait déjà les bienfaits des OGM, de l’extraction des gaz de schiste et du nucléaire et publiait dès 2013 un ouvrage au titre éclairant : « Ras-le-bol des écolos : pour qu’écologie rime enfin avec économie ! ». Ben tiens.

Pas besoin de politique jeunesse quand on a Heidi dans les prés ?

Resterait donc aux parents déboussolés à compter sur le relais des activités périscolaires et le réseau des éducateurs et associations jeunesse, pour les aider dans cette vaste tâche que représente l’éveil d’une conscience citoyenne et écologique dans un monde subverti de smartphones, d’applis, de youtube, de gadgets à la mode, de marques, de crème à tartiner, de lingettes et de plats tout-faits ? Encore raté.

Car voyez-vous, alors que d’un côté l’argent coule à flots pour financer de la publicité, du marketing, des applis et des kits, de l’autre on nous annonce une cure d’austérité pour les ministères, villes, départements et régions : il n’y aurait plus d’argent. Alors que fait le gouvernement à votre avis ? Va-t-il enfin revoir le système des impôts, pour prendre davantage aux gros qui réalisent des profits – en nous vendant leurs smartphones, applis, gadgets, crème à tartiner, lingettes et plats tout faits – et redistribuer cet argent vers ceux qui les ont produits et achetés, c’est à dire grosso modo nous ? Réinjecter en quelque sorte dans le circuit collectif l’argent auquel on a contribué ? Pas du tout.
La réponse du gouvernement c’est ceinture serrée et cure d’économies imposée, et les collectivités n’ont qu’à se débrouiller. Mais attention, les coupes budgétaires ça ne se fait pas n’importe comment n’importe où, hein. Non, par exemple ici chez nous, la Région Auvergne Rhône-Alpes va continuer à donner des sous aux grands groupes privés et aux entreprises qui font des bénéfices. Oh, mais elle s’intéresse aux lycéens aussi, bien sûr : le Président de Région Monsieur Wauquiez veut consacrer 20 millions d’euros à des tourniquets, des badges et des caméras de vidéosurveillance devant les lycées. C’est dire sa générosité.

En revanche, il va falloir être responsables et pragmatiques les amis : les éducateurs de rue, la prévention jeunesse spécialisée, dans les zones rurales il va falloir oublier. C’est le Président du Conseil départemental, Monsieur Labaune, voisin de classe chez LR du sus-nommé qui l’a dit. Vous toussez ? Je ne comprends pas. C’est la campagne non, là où vous vivez : vos enfants, là, ils n’ont qu’à aller gambader en montagne, faire du vélo le long de la rivière, ils grandissent au bon air, qu’ils aillent cueillir des Edelweiss et voir Heidi au cinéma de quartier.

Mort aux clichés.

IMG_1696.JPG

Sauf que la réalité ce n’est pas ça.

Le revenu moyen en Drôme est inférieur à la moyenne nationale et le taux de pauvreté y est de 15,3 %. Dans le Diois, le taux de chômage est de 12,4%, au-dessus de la moyenne du département et de la Région. On y trouve 9,6% de bénéficiaires de la couverture maladie universelle complémentaire, contre 6,7% en Rhône-Alpes. Les contrats sont souvent précaires, liés à la saisonnalité dans le tourisme et l’agriculture. Enfin, 31% des familles allocataires de la CAF ont des ressources inférieures au SMIC (contre 23.3% dans la Drôme). Voilà pour le panorama statistique.

Maintenant, plus concrètement pour en revenir au sujet : à Die, 4.400 habitants, sur la place Saint Pierre devant le lycée, on parle de violences verbales, de trafic de drogue et de bagarres. Début février, les gendarmes ont interpellé une vingtaine de personnes et huit adultes ont été mis en garde à vue. On parle désormais de placer des policiers municipaux aux heures de récré et d’installer deux caméras de vidéosurveillance, en lien avec la Région. On est loin d’Heidi dans les prés.

Pourtant, malgré une belle mobilisation, l’Espace Jeunes n’a réussi à sauver qu’un poste de “médiation sociale” au lieu des 2,5 du Diois. Et du côté des effectifs des enseignants, les dernières mesures de carte scolaire présentées donnent un aperçu du désastre partout dans le pays : 18 classes en moins dans le Dunkerquois, 21 dans le Val de Marne, 7 dans le Jura, 6 dans les Pyrénées orientales, 14 dans l’Allier, 10 en Indre et Loire, 6 dans le Territoire de Belfort, 7 dans le Finistère, 14 dans les Pyrénées atlantiques…

Lisez donc cette lettre ouverte de Didier Thévenieau, prof de philo, à ses collègues après leur vote en faveur de l’installation de tourniquets au lycée de Pierrelatte. C’est ça, vraiment, la société dont on a envie pour nos gamins ? Des portiques de sécurité et des policiers devants nos lycées d’un côté, des baisses d’effectifs dans les salles de cours et les espaces jeunes de l’autre ? Moins de prévention, plus de surveillance ? Moins d’adultes, plus de machines ? Moins de public, plus de privé ? Ou bien, comme l’exprime parfaitement un enseignant Isérois : « ce dont nos lycées ont besoin, c’est de moyens humains: de davantage de surveillants, de davantage d’éducateurs. S’en remettre à la technique et à Big Brother pour protéger nos enfants, leur inculquer dès leur formation le dressage social que constituent “pointeuse” et caméras, c’est renoncer à en faire des êtres libres ».

Monsieur Wauquiez et son équipe peuvent bien se garder leurs « Guantanamo à la française », l’internement illégal de toutes les personnes fichées, ou encore le port d’arme pour les parlementaires. La sécurité et l’avenir ne sont pas là mais dans des politiques jeunesse éclairées, des lycées mieux isolés, une restauration bio et locale de qualité, le soutien aux projets portés par les jeunes et les équipes enseignantes, l’engagement des éducateurs et le recrutement d’enseignants, la présence d’agents formés et le refus de l’intrusion de la publicité – pour ça merci, il y a déjà les avatars modernes de la télé.

Parce qu’enfin Messieurs, permettez-nous de vous rappeler qu’un tourniquet ne parle pas. Un détecteur de métaux ne répare pas les fuites d’eau. Une caméra de vidéo-surveillance ne s’interpose pas en cas de problème. Ils ne le feront jamais. Et la crête du Vercors en fond de décor ne suffit pas à recréer la douce mièvrerie de la petite maison dans la prairie.

Je ne pourrai plus siéger au Conseil d’administration du lycée de Die comme je le faisais depuis 2010. J’ai réussi l’exploit d’unir la droite de MM. Mariton et Wauquiez pour m’en éjecter. Mais je continuerai à oeuvrer pour qu’ils se prennent leurs portiques dans le nez. Avec l’argent prévu, 20 millions d’euros, les jeunes et nous on a plein d’idées.

Illustrations :

Portique de sécurité : Nick Richards
Heidi : Wikimedia