Photographie issue du film de Marie-Violaine Brincard “Au nom du père, de tous, du ciel” – © Olivier Dury

« Et c’est ainsi que la France escorte du Rwanda à la frontière zaïroise parmi les principaux responsables politiques du génocide. » Cette phrase me saisit au réveil ce lundi. Elle est issue d’un article de Fabrice Arfi qui contient de nouvelles confirmations accablantes du rôle de la France dans le génocide de 1994, déjà documenté par de nombreux chercheurs. Elle vient ce matin me percuter de manière singulière. Depuis trois semaines, de manière inattendue, le génocide des Tutsi au Rwanda occupe toutes mes pensées. Un concours de circonstances troublant m’a fait vivre un voyage ahurissant – et magnifique pourtant. Des rencontres qui ont fait vibrer le Rwanda dans un petit coin de la Drôme. Et comme chaque fois qu’un sujet vient vous habiter, j’en vois maintenant partout le reflet. Jusqu’à cet article. Et l’impossibilité, désormais, d’oublier.

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J’étais sur la route, pour un de ces déplacements devenus rares. Avant de partir, comme à mon habitude, j’étais allée fouiner pour agrémenter mon trajet dans les fils de mes émissions de radio préférées. Je travaille en ce moment à un projet de roman jeunesse, aussi un titre a particulièrement attisé ma curiosité : Réinventer la famille sans les adultes. Je l’ai ouvert sans en lire le résumé, le titre me suffisait.

Dès que je lance l’émission, sur mes petites routes de montagne, je suis transportée dans un autre décor. Les sommets du Vercors se brouillent et se fondent avec les collines du Rwanda et un avocatier vient se ficher en moi.

L’émission donne la parole à des rescapées du génocide. Je suis saisie, je ne m’y attendais pas. Elle s’ouvre sur une voix, celle de Jeanne Allaire Kayigirwa. Son récit est incarné, sensible et puissant, avec une force évocatrice incroyable qui emporte, littéralement. Jeanne avait 16 ans au moment des massacres en 1994. Elle explique qu’elle a grandi à la campagne, une enfance insouciante, entourée d’oncles et de cousines dans une famille aimante, au milieu de ce pays de lacs et de collines. A l’âge de 7 ans, à son arrivée à l’école primaire, elle se découvre une ethnie. Elle sera désormais, aux yeux des autres, une Tutsi.

Au début de l’indépendance, en 1959, la Belgique cherche à renverser son alliance au profit des Hutu. La domination perpétrée par le double statut de colonie et de monarchie a nourri le ressentiment parmi la population. A l’école, on enseigne aux enfants que les Tutsi dans leur ensemble sont responsables de l’accaparement des richesses par l’oligarchie. On leur raconte que la reine Tutsi plantait un poignard dans un enfant Hutu chaque jour. Des centaines de milliers de Tutsi fuient le pays. Des radios et des journaux vont orchestrer, relayer et propager cette haine pendant des années. Elle va finalement exploser et basculer dans l’indicible et la folie en avril 1994. L’avion présidentiel est abattu. Un mouvement de rébellion au Nord du pays, composé de Tutsi réfugiés en Ouganda et d’opposants politiques, est utilisé pour transformer chaque Tutsi en ennemi. Et en cible. Le président du Conseil Constitutionnel, la Première Ministre, celles et ceux qui portent une autre voie politique et refusent de se diviser entre Hutu et Tutsi, sont tués. Des appels au meurtre sont lancés jusque dans les églises. Des listes de noms et des machettes sont distribuées aux barrières des villes.

Ce sont les vacances de Pâques. Jeanne est à la campagne, dans sa famille, quand les massacres débutent en ville. Lorsque le feu arrive jusqu’aux collines voisines, quand les voisins jusqu’ici rassurants se font muets et inquisiteurs, son oncle lui intime de fuir. La situation se dégrade très rapidement et bascule dans l’horreur. L’oncle explique aux enfants qu’en ville ils auront une chance de mourir sous les balles, et non torturés. Ils empilent sur eux tous leurs vêtements et partent sur le champ. Jeanne est accompagnée d’une amie, qui était en vacances avec eux, et de sa grande sœur. Elles endurent deux mois de traque incessante, de souffrances et de faim, jusqu’à un orphelinat tenu par des pères italiens. Là encore, il faut survivre et les enfants meurent sans cercueil du jour au lendemain.

Quand le génocide prend fin, le vide règne autour des rescapés. Pour la plupart ils n’ont plus de maison, ni amis, ni famille, ni voisins. Il y a eu près d’un million d’enfants, de femmes et d’hommes massacrés.

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Quand je rentre chez moi, je ne me résous pas à refermer l’onglet de l’émission. Je prends des notes, y repense sans cesse, à la fois atterrée et irrémédiablement attirée. Quelques jours plus tard, lors d’une discussion à bâtons rompus avec un ami, Manu Bodinier, celui-ci me parle de l’émission en question, avant même que j’ai eu le temps de le faire. Il connaît Jeanne et nous met en lien. Je découvre une femme incroyable et en l’espace de quelques jours je plonge, happée par un Rwanda soudain présent tout autour de moi.

Les fils s’emmêlent et s’entrecroisent. Je découvre l’irrecevable, des scènes d’horreurs inconcevables pour tout esprit humain qui n’en a pas été le témoin. Je découvre l’association Ibuka et l’exutoire des cercles de rescapés, le seul possible quand le vécu commun forme une barrière insurmontable. Et je découvre que des rescapées comme Jeanne parviennent tout de même à la franchir et à vivre. C’est à travers son récit que je verrai le Rwanda désormais.

Je m’en ouvre à une amie réalisatrice qui a consacré plusieurs années de sa vie au Rwanda. Un lien supplémentaire me lie. Elle en a tiré un magnifique film sur les Justes, intitulé “Au nom du père, de tous, du ciel“. Des plans fixes auxquels on ne peut échapper, un travail subtil du son où se déploie tout le chaos des images qui ne sont pas montrées, le film de Marie Violaine Brincard confère une pudeur et une décence saisissantes à ses portraits. Le dépouillement des témoignages terrasse, des mots et des phrases giflent, comme celle-ci : “à l’époque ils étaient Tutsi, pas encore rescapés“. Un homme, qui a caché des Tutsi, témoigne que son groupe l’a suivi mais que “ça aurait été pareil si j’avais voulu faire du mal“. Il y a là un tel condensé de la capacité humaine à suivre un homme, un groupe, et à basculer dans l’extrême violence…

Il y a tant d’éléments essentiels dans le génocide subi dans ce petit pays dont on dit qu’il ressemble à la Suisse, sur cet autre continent si lointain et si familier, dans l’enchaînement des événements, tant de facteurs politiques et humains, de Justes d’exception, de paysages de collines, de lacs et de pluies torrentielles, de bascules politiques, de fabrique de la haine et de son déchaînement en furie… Je n’ai aucune légitimité à écrire sur le génocide ni sur le Rwanda, mais j’y perçois une portée qui nous concerne toutes et tous. Une mémoire dystopique vitale à conserver. Un condensé de ce qui menace l’humanité, par tous les temps et partout dans le monde, même au milieu des collines verdoyantes et des lacs d’un printemps en famille