Face à ceux qui postulent que seul l’inanimé est en mouvement – leur béton, leurs antennes relais, leurs entrepôts et leur ciment, face à des décideurs politiques qui préfèrent la répression à l’éducation et le béton au vivant, des collectifs fleurissent, des paysans et des renardes percussionnistes se lèvent pour préserver les acquis sociaux, la dignité au travail et la culture mais aussi ces terres qui nous nourrissent. Pleins feux sur ces soulèvements du printemps. Chronique publiée sur Reporterre le 1er avril 2021.

Quel printemps ! Après un an de saisissement face à la pandémie et à l’arsenal contraignant qui s’est ensuivi, à la sortie d’un hiver frileux et glaçant, il semble que tout un monde est de nouveau en train de se lever.

C’est l’ébullition au jardin où l’on voit passer les premiers papillons, lézards et musaraignes sortant de l’hiver. Pour la seconde année, un jeune amandier résiste vaillamment aux assauts du gel tardif sur ses fleurs à peine écloses. Un parterre de violettes est venu couvrir le pied du mûrier, dont le creux a été fugacement aménagé en terrier par un occupant non identifié. Les rouges-queues sont revenus et disputent leur place sur la mangeoire aux timides mésanges et aux moineaux tapageurs. Dans le champ attenant, les brebis sont arrivées avec leurs petits, rendant toute discussion sérieuse improbable tant leurs bêlements sonores, en ponctuant nos échanges, viennent instantanément dégonfler toute pédanterie. On a beau avoir un mois de retard sur la vallée, dans notre coin de montagne un peu rude où les matins sont encore gelés, le printemps s’est clairement installé.

Et comme pour illustrer les alliances terrestres que convoquent Léna Balaud et Antoine Chopot dans leur récent essai Nous ne sommes pas seuls — Politique des soulèvements terrestres (Seuil, mars 2021), le champ des luttes se met au diapason. À Die (Drôme), comme dans de nombreuses autres villes, c’est l’effervescence : l’occupation du théâtre et du cinéma se joint à la grève des assistants d’éducation au collège-lycée et tout ça vient s’ajouter à la poursuite des combats pour le guichet de la gare ou pour obtenir des études de rénovation in situ de l’hôpital que l’Agence régionale de santé et l’État veulent reconstruire sur une belle parcelle arable. Préserver les acquis sociaux, la dignité au travail et la culture mais aussi ces terres qui nous nourrissent, les forêts qui nous aident à respirer dans une atmosphère de plus en plus viciée, les paysages qui offrent un espace où le regard peut venir se rincer, tous ces espaces naturels qui accueillent pétales, becs, griffes et racines, c’est le propos de nombreux collectifs qui fleurissent depuis des mois.

Aux Vaîtes, il y avait des paysans et des naturalistes, des tracteurs et des renardes percussionnistes… une dose infinie de joie

Le premier acte des Soulèvements de la Terre qui s’est tenu aux Jardins des Vaîtes à Besançon avec le quartier libre des Lentillères de Dijon en est un magnifique exemple. Il y avait là des paysans et des naturalistes, des tracteurs et des renardes percussionnistes, des crapauds féministes (qui portent les œufs dans leurs pattes arrières), de la pensée stratégique et des zadistes, des jardiniers du dimanche et des artistes, une dose infinie de joie et de bonne humeur. Un de ces rassemblements dont on revient ragaillardie et fortifiée. Il faudrait alors pouvoir suspendre le temps et mûrir les échanges, les ancrer, repenser à tout ce qui s’est discuté et qu’on a juste eu le temps de saisir au vol, reprendre tout ça à tête reposée avant de se faire de nouveau happer par le fil des réseaux sociaux et de l’actualité.

Hélas, on est douché froid dès le lendemain par le retour aux fourberies de Laurent Wauquiez. À peine vient-on de tenter de préserver trente-quatre hectares dans le Doubs que le président sortant de la région Auvergne-Rhône-Alpes, déjà sous le coup d’une contestation puissante contre son projet de déviation sur la route nationale 88 en Haute-Loire, récidive et promet trente millions d’euros, à trois mois des élections et sans aucune délibération, pour une nouvelle déviation.

Ce projet, c’est cent vingt millions d’euros au total pour neuf kilomètres de route, trois ouvrages de franchissement de la voie ferrée, un nouveau pont sur la Drôme et cinq nouveaux ronds-points. Soit, traduit matériellement, 600.000 m3 de déblais et 50.000 tonnes d’enrobés. Et ce, alors que le site compte une centaine d’espèces protégées.

Il y a trop de voitures ? Démultiplions les voies ! Il n’y a plus de neige ? Mettons des canons !

À chaque fois, sont avancées de nobles causes pour justifier les dégâts : construire un « écoquartier », désengorger une route, libérer un village des poids lourds qui l’empoisonnent, créer des emplois, des logements, ou désenclaver un territoire. Jamais on ne s’attaque aux causes, jamais la réflexion ne tente de se décadrer, jamais il n’est fait un pas de côté.

Il y a trop de voitures ? Démultiplions les voies ! On sait pourtant que cela augmente le trafic au lieu de le réduire [1] et ne fait que déplacer le flux sans apporter de solution aux autres nuisances engendrées. Problèmes de délinquance ? Mettons des caméras ! En dépit du bon sens et de toutes les études qui ont prouvé que cela ne permettait ni d’intervenir, ni d’identifier les coupables, ni de réduire les délits, seulement déplacés en périphérie. Une panne de réseau téléphonique ? Pas de panique, voilà la 5G !

Il n’y a pas assez de logements ? Créons des bâtiments ! Sans se préoccuper des lieux vacants et abandonnés qui pourraient être réquisitionnés. Il n’y a plus de neige ? Mettons des canons ! Des espèces protégées ? Hop, un corridor de biodiversité ! Une zone humide détruite, des arbres coupés ? Pas de souci, on va les compenser ! Mais déboiser une parcelle, couler du béton ou assécher une mare, ce n’est pas sans effet. Et ce n’est pas en creusant un trou ou en plantant un arbre à des kilomètres de là qu’on va compenser quoique ce soit ! Enfin, voilà que nous tombe dessus un virus affolant : on confine, on vaccine, et en même temps on continue à casser l’hôpital public, à déforester et dévorer les habitats naturels, comme un tapis rouge déroulé aux zoonoses et futures pandémies.

Les décideurs préfèrent systématiquement la répression à l’éducation, le béton au vivant

Au lieu de nous interroger sur la manière dont les gens vivent et meurent, sur nos dépendances et nos vulnérabilités, ces projets toxiques et coûteux se font tous à périmètre politique constant, « toutes choses étant égales par ailleurs », ce qui signifie qu’on laisse de côté un certain nombre de paramètres pour n’en étudier qu’un seul à la fois. Cette méthode était au départ utilisée par les scientifiques pour étudier les systèmes complexes, ce qui peut s’entendre, puis elle a été reprise en économie pour étudier les conséquences des réformes en excluant volontairement certains paramètres, ce qui est déjà plus discutable. Désormais, elle guide carrément les politiques publiques et c’est une hérésie, la faillite de la pensée systémique et le degré zéro de la politique.

Dans cet autre monde qui n’est pas encore sorti de l’hiver, des décideurs postulent qu’on peut isoler un critère et que les autres variables du système ne bougeront pas. Ils posent comme hypothèse d’action que seul l’inanimé est en mouvement — leur béton, leur ciment, leurs routes, leurs antennes relais, leurs tuyaux et leurs entrepôts. Et que le reste, s’ils ne l’ont pas décidé et budgété, inscrit dans leurs carnets comptables et notifié par un communiqué, ne bougera pas. Ils se font délibérément sourds et aveugles aux mutations du monde qui les entoure et aux interdépendances qui le régissent. Car non, les choses ne sont pas égales par ailleurs ! Rien n’est égal par ailleurs. Le climat est bouleversé, le vivant s’éteint, la précarité explose, la démocratie se meurt. Bafouer tous les dispositifs de concertation, jusqu’au vote dans des assemblées élues, préférer systématiquement la répression à l’éducation, le béton au vivant, sans se poser aucune question et penser que rien ni personne ne bougera…

Il faut les démentir et, coûte que coûte, faire en sorte que le printemps vive. Les prochains Soulèvements de la terre auront lieu à Rennes les 10 et 11 avril puis au Pertuis, contre la déviation de la RN88 en Haute-Loire les 22 et 23 mai. Plaçons des obstacles sur la voie.

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[1] Ce phénomène porte un nom : le trafic induit. « Pour justifier et dimensionner une nouvelle infrastructure routière, les ingénieurs font des études de trafic à l’aide de modèles très sophistiqués, expliquait à Reporterre M. Héran, économiste spécialiste des mobilités. Mais une fois les travaux réalisés, l’infrastructure finit quasi systématiquement par attirer un nombre de véhicules supérieur à ce qu’avait prévu le modèle. »