Chronique publiée sur Reporterre le 18 septembre 2018 : “Après un été ressourçant, notre chroniqueuse a préparé la rentrée politique avec son groupe d’opposition du conseil régional Auvergne-Rhône-Alpes. Deux axes se sont dessinés : le capitalisme est incompatible avec l’écologie ; la prise en compte de l’hypothèse de l’effondrement est une responsabilité que les élus ont vis-à-vis des populations.”
Diable que cet été fut apaisant et fécond ! La canicule nous obligeant à partir matinalement en montagne tant qu’il y faisait encore frais, le reste des journées était libre pour vagabonder aux côtés de poètes et d’aventuriers, laisser reposer le temps d’une sieste dans l’herbe et écrire, encore et encore, l’aube d’un livre à paraître au printemps. Ces jours heureux dans le Diois ont aussi été l’occasion de rattraper tout ce que le rythme trépidant de l’année oblige à laisser de côté : conférences et entretiens, lectures d’essais et de fictions, découvertes de nouveaux horizons avec l’explorateur Christian Clot ou l’écrivain Alain Damasio… En ont émergé de nouvelles idées et notions, comme la « dignité du présent », et l’obligation d’explorer leur articulation avec l’écosocialisme et l’hypothèse de l’effondrement, qui vient percuter les certitudes les mieux vissées.
Apaisant, de guetter la nouvelle invitée du jardin, une merlette curieuse, de compter les hirondelles avec gratitude dans le ciel du Vercors, de sauter de joie à chaque visite de libellule verte ou de luciole et de récolter des tomates à faire pâlir d’envie toute la vallée… Apaisant, ce ne le fut pas en revanche de garder un œil sur le monde alentour, bien loin de respirer des mêmes joies : canicules, sécheresses, incendies, inondations… L’ampleur des aléas de cet été a résonné tant et si bien que de bruits de fond, les dérèglements climatiques sont devenus décor quotidien, jusque dans les grands titres d’une presse qui jusqu’ici n’en faisait de cas qu’à l’occasion d’un sommet, l’oubliant l’instant d’après à la première polémique à commenter.
Il existe une envie de débattre, d’agir, et surtout de s’organiser collectivement
L’intérêt marqué pour nos débats sur l’effondrement à l’Université solidaire et rebelle des mouvements sociaux à Grenoble, la démission de Nicolas Hulot, la multiplication de tribunes et d’appels, plus ou moins pertinents, le succès des marches pour le climat du 8 septembre, le frisson qui se propage à l’approche d’Alternatiba Bayonne début octobre, tout ceci a fini de précipiter cette impression d’un tournant. Nul ne sait aujourd’hui ce qu’elle donnera exactement, mais flotte dans l’air comme une envie d’accélérer. Que ce soit pour éviter l’effondrement tant qu’il est encore temps ou d’anticiper pour en amortir le caractère violent, améliorer la capacité de résilience et préparer le monde d’après, il existe une envie de débattre, d’agir, et surtout de s’organiser collectivement. Appels à démissionner du système ou au sabotage, à la désobéissance non violente, à former un lobby citoyen ou à trouver une majorité politique pour l’écologie, triptyque fait de résistance, de non-coopération au système et d’alternatives concrètes locales : chacun est invité à agir selon ses envies, ses disponibilités, son degré d’optimisme, son mode de vie et ses priorités.
C’est dans cette ambiance particulière qu’a eu lieu notre séminaire de rentrée des élu-e-s du Rassemblement citoyen, écologiste et solidaire (RCES) de la région Auvergne-Rhône-Alpes. Deux jours sur les rives du lac d’Annecy, poste d’observation privilégié des inégalités sociales mais aussi espace de toute beauté, pour faire le bilan à mi-mandat de notre action — et de notre utilité — comme minorité d’opposition face à Laurent Wauquiez et tracer des perspectives pour la suite. Face aux projets destructeurs et aux coupes de subventions, face au clientélisme, à l’obsession libérale pour la réduction des impôts et aux discours flippants sur l’accueil des réfugiés, depuis presque trois ans maintenant, nous avons tenu bon, dénoncé et obtenu des victoires, tout en restant soudés malgré notre diversité politique [1] et le passage d’une présidentielle en plein gué. Nous n’avons pas perdu de vue pourquoi nous avions été élus, et l’avons porté.
Nul besoin d’être devin ni même écologiste pour voir que les signes de la dégradation sont déjà là
Lors de ce séminaire, nous avons planché sur plusieurs scénarios d’évolution du paysage politique français d’ici à 2021, date de la fin de notre mandat et des prochaines élections régionales. Exercice délicat sans boule de cristal… Les poids respectifs des différentes formations politiques ont été mis au débat, mais assez rapidement il est apparu que, quoiqu’il se passe du côté des partis et mouvements, le fait saillant serait l’aggravation de l’urgence climatique et sociale, couplée à l’inaction du gouvernement et à la poursuite des politiques libérales. Nous nous sommes donc rapidement concentrés sur les deux axes de fond qui vont guider nos prises de position et actions concrètes à la région : un, l’écologie n’est pas compatible avec le capitalisme et on a beau le dire depuis dix ans déjà, on le répétera sur tous les tons. Deux, nous intégrons l’hypothèse de l’effondrement : qu’il arrive ou non, nous jugeons que notre responsabilité d’élus est de le prendre en compte, et de ne pas laisser courir le risque aux populations de le subir sans préparation ni dispositifs d’adaptation.
Or, nul besoin d’être devin ni même écologiste pour voir que les signes de la dégradation sont déjà là dans notre région : écroulements dans les Alpes, des villages de la Bièvre ravitaillés en eau potable par camions-citernes pendant deux mois, des plans d’aide sécheresse aux agriculteurs dits « extraordinaires » qui se répètent tous les ans, des réacteurs nucléaires mis à l’arrêt au Bugey pour cause de fleuve en surchauffe, une pollution de l’air dans les vallées alpines qui devient une urgence sanitaire… Depuis trois ans, nous menons bataille pour que la région mette en place des politiques fortes d’atténuation des émissions de gaz à effet de serre, de réduction drastique des pollutions, d’économies d’énergie et de protection de la biodiversité, qu’elle donne la priorité aux actions des territoires, à la relocalisation de la production, aux PME, au tourisme doux, aux festivals ruraux, aux paysans… Et que fait la majorité LR ? Des investissements absurdes, inutiles et exorbitants dans des projets de nouvelle autoroute, dans une énième gare TGV en rase campagne ou dans des canons à neige inopérants. Elle annule la création d’un parc naturel régional, assume son soutien financier à un Center Parcs chauffé en plein hiver à 29 °C, reporte le ferroutage aux calendes grecques en s’obstinant dans un Lyon-Turin au dossier accablant, et confie l’éducation à l’environnement à la Fédération régionale de la chasse. Brillant.
Jamais nous n’avons joué avec la colère, jamais nous ne jouerons sur la peur
Alors même, si ce n’est pas une surprise, même si on n’est que 9 sur 204 élus, et même si on a parfois le sentiment que tout est foutu, on va continuer. Pour la dignité du présent précisément, parce qu’on a été élus pour tenter de changer la donne, parce que nous croyons au mandat populaire et que des gens nous font confiance pour porter leur voix et leurs désarrois, parce que, enfin, nous ne pouvons pas nous résigner à la catastrophe sociale, écologique, et démocratique que produit le monde moderne des libéraux de tous poils — qu’ils soient « tradis », « néos » ou « ultras ».
Nous allons donc continuer à lutter contre l’artificialisation des sols, pour des mises en culture diversifiées et adaptées, des circuits d’approvisionnement locaux et des services publics que l’on vive en zone urbaine, rurale ou de montagne ; en faveur des savoir-faire techniques et manuels pour se réapproprier nos besoins quotidiens via la formation professionnelle, tout en réduisant notre dépendance aux lobbies, aux dérivés du pétrole et la vulnérabilité liée au tout numérique ; anticiper pour les combattre le repli et les réflexes individualistes qui risquent de prendre le pas en cas de pénurie prolongée, en facilitant la constitution de réseaux et en nous mettant au service de l’organisation collective ; nous allons encore dénoncer l’hypocrisie de ceux qui s’apprêtent à surfer sur la vague de mobilisation, déchiffrer le capitalisme vert et les odes au point de croissance du PIB ; sans jamais oublier que les plus précaires sont toujours les premières victimes, et que les vrais coupables — l’oligarchie, les lobbies et ceux qui les financent — doivent être nommés et visés, le tout en gardant un œil acéré sur l’extrême droite, le FN et ses faux-nez.
Jamais nous n’avons joué avec la colère, jamais nous ne jouerons sur la peur. Les « apôtres de l’apocalypse » sont ceux qui ignorent délibérément les signes qui se multiplient sous leurs yeux, qui regardent ailleurs quand des scientifiques et chercheurs lancent l’alerte. Ceux qui évoluent hors sol, pourraient agir et ne font rien, ne disent rien, par peur qu’un discours de vérité ne soit pas assez porteur. Aujourd’hui le réalisme est de notre côté, et seule la lucidité est encore en mesure de nous amener au sursaut salvateur.
[1] Rassemblement de FI, PG, EELV, non encarté(e)s, rassemblement dont il est difficile de dire aujourd’hui s’il fait figure de dinosaure, d’anomalie ou de précurseur.