Photographie de Samuel Buton
“Le refus de parvenir de Bernard Moitessier aurait-il eu la même saveur si, au lieu d’être catapulté sur un cargo par un lance-pierre, il avait été posté sur un mur Facebook ? Imagine-t-on Robinson Crusoé arriver en jet-ski sur Despair Island ? Un trois-mâts de la marine marchande bloquer le canal de Suez ? Et imaginez la déception que ce serait de voir la somptueuse Pandora Reynolds rejoindre le Hollandais volant en hors-bord plutôt qu’à la nage dans le petit port espagnol d’Esperanza ! Enfin, qui peut sérieusement imaginer Mary Read et Anne Bonny scruter un GPS pour établir leur position ?”
Première publication, à l’occasion du départ de la Golden Globe Race, de cet article paru en juin 2021 dans le numéro spécial anniversaire 50 ans de Voiles et Voiliers, également en ligne ici.
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C’est certainement un lien de lectrice, davantage que de navigatrice, qui m’attache à la voile. Depuis une semaine d’initiation à l’Optimist sur l’île de Noirmoutier à l’âge de 9 ans, qui se solda par l’acquisition d’un nouveau mot (« dessaler ») et le souvenir curieux d’un essore-chaussettes fixé au mur, je ne suis guère remontée sur un voilier. Pourtant, un attrait indéniable s’exerce sur moi à la vue d’un simple port de plaisance et les cliquetis qui s’en élèvent toute la nuit me bercent plus qu’ils ne m’empêchent de dormir. N’importe quel voilier me renvoie à la poétique des cartes marines anciennes, peuplées de dragons moustachus et de monstres serpentins, encore empreintes de l’imaginaire des pirates libertaires des mers des Caraïbes et des grandes explorations. Le reflet d’une époque de mondes « irrévélés », de grandes épopées et de trajets s’étendant sur des années.
Depuis, les espaces vierges sur les cartes ont été progressivement remplis d’indications, de routes et de panneaux, les populations répertoriées, converties ou décimées, les lieux rebaptisés de noms coloniaux. Et, petit à petit, le monde a rétréci. Il reste aujourd’hui peu de lieux inconnus, de savoirs indigènes préservés, peu d’espaces qui ne soient accessibles avec de l’argent et quelques heures d’avion. Les distances ont été raccourcies, la longueur de temps abolie. L’uniformisation du monde a réduit nos horizons. Pourtant, dès qu’on évoque la voile, et singulièrement la navigation en solitaire, le monde s’élargit de nouveau, le temps se redéploie et le regard révèle qu’il est encore prêt à s’émerveiller. Je défie quiconque d’empêcher ses yeux de briller à l’évocation du cap de Bonne-Espérance ou des quarantièmes rugissants. En témoignent le succès des courses autour du monde et l’engouement jamais démenti pour la flibuste et les forbans, les goélettes et les vieux gréements. Que l’on soit marin aguerri ou que l’on n’ait jamais posé le pied sur un pont, la voile possède une puissance d’évocation au parfum d’aventures et au romantisme intact. La littérature y a sans doute largement contribué. De Joseph Conrad à Jack London, de Bernard Moitessier à Michel Le Bris, l’amour de la mer, des mots et des récits vont souvent de pair.
Ce n’est sans doute pas un hasard. Il y a quelque chose qui relève de la solitude choisie et de l’autonomie dans la pratique de la voile comme en littérature, que l’on y tienne le rôle d’écrivain ou de lecteur. Une forme de retrait temporaire du monde, loin de la fureur et du bruit des moteurs. Bernard Moitessier en témoigne dans La Longue Route : « J’avais un tel besoin de retrouver le souffle de la haute mer, il n’y avait que Joshua et moi au monde, le reste n’existait pas, n’avait jamais existé. On ne demande pas à une mouette apprivoisée pourquoi elle éprouve le besoin de disparaître de temps en temps vers la pleine mer. Elle y va, c’est tout, et c’est aussi simple qu’un rayon de soleil, aussi normal que le bleu du ciel. » L’océan, comme le roman, offre une échappée à la réalité du quotidien. Soudain on brise la monotonie, on l’éclabousse de soleil, de tempêtes, de silence et d’embruns. Tout devient possible et, une fois l’incrédulité suspendue, enfin les mouettes et les dauphins peuvent se mettre à parler. Lire, écrire, naviguer, c’est effectuer une embardée délibérée. C’est aller chercher l’aventure et faire renaître le principe d’imprévu qui s’est tant éloigné de nos vies.
Mais le monde de la voile, comme celui de la littérature, n’est pas à l’abri de la société « moderne ». La fantaisie, la virtuosité et l’ingéniosité y sont insidieusement remplacées par l’impératif de performance et d’efficacité, de la fibre de carbone aux flux de données. Des sponsors médiatiques aux banquiers, l’argent roi y a largement fait son entrée. Les réseaux sociaux et le numérique aussi, avec des solitaires en connexion permanente, des pilotes automatiques qui prennent la place des skippers et des records annoncés en direct sur Twitter. Et c’est ainsi que l’emprise de la technologie, de la démesure et de la vitesse s’étend sur la triste histoire du « Beau voilier chargé d’êtres humains ».
Pourtant… Le refus de parvenir de Bernard Moitessier aurait-il eu la même saveur si, au lieu d’être catapulté sur un cargo par un lance-pierre, il avait été posté sur un mur Facebook ? Imagine-t-on Robinson Crusoé arriver en jet-ski sur Despair Island ? Un trois-mâts de la marine marchande bloquer le canal de Suez ? Et imaginez la déception que ce serait de voir la somptueuse Pandora Reynolds rejoindre le Hollandais volant en hors-bord plutôt qu’à la nage dans le petit port espagnol d’Esperanza ! Enfin, qui peut sérieusement imaginer Mary Read et Anne Bonny scruter un GPS pour établir leur position ? Kevin Escoffier lui-même, avant le départ du Vendée Globe, s’interrogeait : « Nous sommes les purs produits de cette économie de croissance technique comme financière. Ce sont celles-là qui ont présidé à ce que nous sommes aujourd’hui. Or, notre vulnérabilité et notre férocité destructrice doivent également nous interroger. Est-ce que ça a du sens, cette croissance constante dans une société où les ressources sont finies ? Est-ce que ça a du sens de dire que le type qui gagne a été le plus rapide ? » Bernard Moitessier y a répondu à sa façon en 1968, en renonçant à boucler le tour du monde du premier Golden Globe Challenge pour suivre sa longue route jusqu’au Pacifique. Il ne franchit pas la ligne d’arrivée, ne fut pas le plus rapide et ne remporta pas la course mais son abandon, de fait, fut une victoire qui continue à inspirer des générations entières. On était pourtant loin alors des voiliers de haute technologie. Joshua, son fameux ketch rouge, avait été taillé pour affronter les mers du globe, mené par un homme seul et il le fit avec deux mâts en bois… d’anciens poteaux télégraphiques.
Avant lui, Jack London, qui fut vendeur de journaux, ramasseur de quilles dans un bowling, balayeur de jardins publics et livreur de glace avant de pouvoir s’acheter son premier bateau, ne cache pas la fierté qu’il éprouva à avoir lui-même « taillé dans la forêt » le navire avec lequel il descendit le Yukon jusqu’à la mer de Behring. Dans leur lignée, Jean-Luc Van den Heede est parti 211 jours sur son petit voilier de 10 mètres, sans le moindre outil du XXIe siècle à bord. Il a laissé ce message sur son répondeur : « Bonjour, je suis parti autour du monde pour environ huit mois, vous pouvez quand même laisser un message parce qu’on le consultera mais il ne faut pas trop compter sur moi avant fin février, début mars. » Olivier Merbau, qui a embarqué pour l’expédition Escondida sur son voilier l’Argo à la recherche d’une île qui n’existe pas, symbolise à lui seul toute la beauté d’une voile qui ne s’est pas égarée. Autonomie en électricité et en eau douce, recyclage, mise en commun des connaissances scientifiques, ses principes sont clairement à contre-courant de l’hubris contemporaine : « S’affranchir des logiques purement commerciales et financières qui minent notre temps. Apporter un peu d’espoir à nos enfants et petits-enfants qui devront payer les pots cassés des générations de leurs parents, prodigues à l’excès des ressources d’une planète qu’ils croyaient à tort posséder. » Là réside la magie de la voile, dans ce rapport particulier à la mer où possession et compétition ne font pas partie du vocabulaire. Là se niche de quoi nous réconcilier avec le monde et renouer avec sa beauté : éloge de la simplicité et longueur de temps, l’horizon à perte de vue… Quoi de plus élégant qu’une voile gonflée par le vent, les bras ouverts à l’imprévu ?
Dans son texte Joies de la plaisance, en 1912, Jack London écrit : « Je suis né il y a bien longtemps et ai été élevé avant l’ère du moteur à explosion. En conséquence, je suis d’une autre époque. » J’éprouve aussi ce sentiment parfois d’être née avant l’ère des réseaux sociaux, des guerres pour le pétrole, du cynisme couplé de bêtise et de la finance décomplexée. En conséquence, d’appartenir à une autre époque. Je forme simplement le vœu que celle-ci ne se situe pas dans le passé mais dans un futur proche.
À « celles et ceux qui vont sur l’eau sans chaînes et sans ego, à celles et ceux qui vivent sans rechercher privilèges ni honneurs, qui résistent et construisent au nom de la dignité et pour un monde meilleur ».
Corinne Morel Darleux, Laval-d’Aix, 13 avril 2021