On savait déjà que la Chine achète beaucoup de choses en Afrique : pétrole angolais ou nigérian, cuivre ou cobalt congolais, uranium namibien, bauxite guinéenne, métaux rares de toutes sortes et bois précieux, mais aussi des terres agricoles, et elle commence même à délocaliser ses ateliers de textile, en Ethiopie par exemple. C’est qu’en Chine le salaire horaire a triplé en 10 ans, rendant la main d’oeuvre encore trop chère pour l’appétit inextinguible des actionnaires, et l’émergence de classes moyennes aisées a d’autres conséquences inattendues. C’est ainsi que depuis une dizaine d’années, un produit qui avait quasiment disparu recommence à être commercialisé : l’ejiao. Inscrit dans la médecine traditionnelle depuis 2000 ans, même si son efficacité scientifique n’a jamais été prouvée, l’ejiao soignerait l’anémie et la libido – prétentions contredites par la commission officielle pour la santé publique et le planning familial de Chine elle-même qui a fait scandale en twittant sur le réseau chinois Weibo que l’ejiao n’était que de la peau d’âne bouillie, et même pas une bonne source de protéine… Un message vite effacé. C’est qu’au-delà des bénéfices supposés pour la santé, l’ejiao rapporte : le marché est en plein essor, de +15 à 30 % par an, le prix de l’ejiao a été multiplié par 40 en 10-15 ans, et la gamme va de 1.300 à 13.000 euros le kilo ! Le leader Dong’e Ejiao, qui représente 70 % de la production, a été nommé Chinese Brand of the Year en 2016. Une jolie success story, donc. Le problème, c’est que l’ejiao est une gélatine fabriquée à base de peaux d’ânes réduites en poudre. Et pas qu’un peu : 5000 tonnes annuelles sont consommées en Chine, soit 4 millions de peaux, et ce chiffre pourrait atteindre 10 millions de peaux par an. Résultat, le cheptel chinois a déjà été divisé par deux, et il faut désormais pour répondre à la demande s’approvisionner ailleurs : en Amérique du Sud, en Egypte, et surtout en Afrique subsaharienne. Au Kenya notamment.

Dans cette nouvelle chronique pour Là-bas si j’y suis, je reviens sur les coulisses de ce marché florissant : le massacre délibéré d’un animal domestiqué depuis 6000 ans qui, au Kenya, est le meilleur ami du paysan et des habitants des zones rurales, un auxiliaire qui est plus qu’un animal : “My donkeys put food on the table. They built this house and put my kids through school”. L’âne y est à la fois tracteur, ambulance, car scolaire ; un âne c’est un emploi, un revenu quotidien pour 15 millions de personnes là-bas. Le tout, sur fond d’intérêts géostratégiques en Afrique, où les intérêts de la dette atteignent 80% des sommes réglées par le Kenya chaque année à la Chine.

Une nouvelle illustration de la mondialisation qui tue, et du paradoxe de l’eau et du diamant : “Il n’y a rien de plus utile que l’eau, mais elle ne peut presque rien acheter ; à peine y a-t-il moyen de rien avoir en échange. Un diamant, au contraire, n’a presque aucune valeur quant à l’usage, mais on trouvera fréquemment à l’échanger contre une très grande quantité d’autres marchandises” Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776.

La peau d’âne au Kenya, si l’animal n’est plus dedans, ne sert à rien, ne vaut rien. C’est la valeur d’usage.

La peau d’âne devient ailleurs produit de luxe et de bien être, à base de marketing et de publicité (30 à 60% des coûts, tandis que la fabrication réelle des produits ne représenterait que 10%). C’est la valeur d’échange.

Et puis il y a la marge humaine, cette dignité du présent que défendait Romain Gary dans Les racines du ciel pour les éléphants, qui vaut pour les cornes de rhinocéros, les écailles de pangolin, les ailerons de requins : tous ces animaux que la société moderne n’est plus en capacité de se modérer pour laisser vivre librement. C’est la valeur de dignité, de liberté, qui échappe aux économistes et qu’Adam Smith n’avait pas théorisée.

Extrait (la version intégrale pour les abonnés se situe ici) :

Rapport de l’ONG The Donkey Sanctuary, « Sous la peau. L’émergence du commerce des peaux d’âne et ses implications sur le bien-être des ânes et les moyens d’existence »