Tribune publiée sur Libération le 27 juillet 2022
On a beaucoup parlé de bifurcation et de désertion ces derniers temps. Sans doute le Weltschmerz1 contemporain y est-il propice, c’est en tout cas un marqueur symptomatique de notre époque, qu’il serait une erreur d’éluder. Parmi ses signaux faibles, on peut citer les démissions de masse aux États-Unis et la difficulté de certains secteurs à recruter ici, ou encore le récit2 d’un nouvel exode urbain qui se conjuguerait avec l’envie de se « reconnecter à la nature ». L’expérience du confinement et les canicules répétées en ville n’y sont probablement pas étrangères. S’y ajoute le sentiment d’un futur obscurci par le dérèglement climatique et l’extinction de la biodiversité. In fine, l’essor de la solastalgie3 et des désarrois psychiques est saisissant. Face à la déliquescence du monde moderne, face au caractère de plus en plus anxiogène des fils d’actualité, le désir de s’extraire du marasme s’étend. L’imaginaire du refuge, de la cabane, du terrier, d’un lieu où se retirer et s’enfouir s’insinue dans les esprits les plus avertis ou les plus exposés. Et nous sommes de plus en plus nombreux à être violemment saisis de l’envie de tout couper, de se volatiliser et de rejoindre le yolo (you only live once) qui a succédé au no future de nos jeunes années.
J’aimerais commencer par dire qu’on a le droit d’y céder. Qu’il s’agisse d’éteindre la radio, de quitter les réseaux sociaux ou simplement de rester silencieux quand tout le monde vous presse de vous exprimer, le retrait est parfois salutaire. Le divertissement, longtemps utilisé comme une arme de diversion massive par les dominants, peut également devenir un lieu de l’apaisement. On a le droit de délaisser documentaires et essais universitaires pour se délasser l’esprit avec un bon roman. On a le droit de se soustraire à la société quand le tumulte se fait tourment et que fuir devient une nécessité. On peut tout du moins essayer. Car il existe un effet cliquet de la conscientisation. Une fois que l’on sait, quand on a éprouvé un jour le double sentiment d’urgence et de gravité au fond de soi, on ne peut plus l’oublier. L’esprit reste intranquille, le cœur inquiet, le corps aux aguets. D’autant qu’en matière de climat et de biodiversité, il n’existe nulle frontière, nulle étanchéité. La qualité de l’air, la disparition des butineurs, l’éboulement des glaciers et les dômes de chaleur ne se laissent pas distancer. Et il existe un impératif éthique qu’on ne peut ignorer : certains souffrent déjà de nos passives inerties, d’autres subiront de plein fouet les dégâts de ce qu’on aura négligé de combattre ou d’enclencher aujourd’hui. Il ne suffit donc pas de s’isoler pour s’extraire, ni de s’aveugler pour défaire.
Si elle est révélatrice d’un souhait de non-coopération avec un système prédateur et toxique, la désertion, pour produire des effets, doit se muer en stratégie politique, c’est à dire passer du registre de l’émotion individuelle à celui de l’organisation collective. Comment faire pour que la désertion devienne un acte politique et non un simple pas-de-côté – ou, pour le formuler autrement, pour qu’elle devienne sécession, c’est à dire l’acte par lequel une partie de la population d’un État se sépare volontairement de cet État, par voie pacifique ou violente, afin de constituer ou rejoindre une autre collectivité ? Des éléments de réponse ont été fournis par les milieux libertaires, avec le refus de parvenir, un concept théorisé au début du 20e siècle qui élève la désertion au rang de contestation. La décroissance ou l’autonomie politique et matérielle offrent également des pistes pertinentes qui, tout en restant marginales dans la population, n’ont jamais été aussi présentes dans les débats. Au cœur des enjeux, il s’agit de cesser de nuire, par son mode de vie ou son activité professionnelle, à autrui comme aux écosystèmes. On sait néanmoins que les marges de manœuvre sont souvent limitées, pour des raisons matérielles comme par les conventions sociales et les contraintes qu’impose le réel. Les conditions d’existence de chacun diffèrent, il ne saurait donc être question d’une bonne façon de déserter. En ce domaine il n’y a ni morale, ni règle universelle, juste une éthique du questionnement et du choix : tous les chemins sont opportuns, pourvu qu’ils aident à comprendre où se situent l’urgence et l’essentiel. Et pour cela, nous avons besoin d’aller regarder par-delà le réel et le déjà-là ; nous avons besoin d’imaginaire.
Or cette capacité a été consciencieusement rabotée et arasée par les techniques du marketing de la dopamine, l’invasion des profits, des écrans et de la publicité, ce « trop de réalité » dénoncé par Annie Le Brun. Et cette part d’attention et de rêve nous manque cruellement pour inventer de nouveaux lendemains car, comme elle le souligne, « comment douter qu’à la rupture des grands équilibres biologiques […] ne correspond pas une rupture comparable des grands équilibres sensibles dans lesquels notre pensée trouvait encore à se nourrir ? ». Nous avons besoin de renforts de nature à débrider l’imaginaire et à briser les tabous, capables de nous donner à voir la variété des possibles et de nous donner l’élan d’oser ce qui n’a pas encore été tenté, de désincarcérer ces futurs inexplorés4. La littérature peut venir à notre secours. Elle permet précisément d’expérimenter ce qui est impossible dans la réalité – qu’il s’agisse de dilater le temps, de créer une oasis libertaire, d’interroger la normalité ou de se mettre à l’abri dans une sauvagière. Si les mots ont ce talent, alors ils peuvent, par la magie d’une page tournée, ouvrir des horizons jusqu’ici hermétiquement fermés. Voilà sans doute une des fonctions politiques du roman : nous aider à construire des désertions fécondes.
Corinne Morel Darleux est l’autrice de l’essai « Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce » aux éditions Libertalia. Son roman « La sauvagière » paraîtra aux éditions Dalva le 18 août 2022.
1De l’allemand Welt, « monde » et Schmerz, « douleur »
2https://blogs.mediapart.fr/max-rousseau-et-aurelie-delage/blog/090722/l-exode-urbain-extension-du-domaine-de-la-rente
3La solastalgie est une forme de souffrance et de détresse psychique ou existentielle causée par les changements environnementaux passés, actuels ou attendus.
4Selon la belle formule du collectif Zanzibar