Mon édito pour le numéro hors-série de Socialter “Comment nous pourrions vivre”.

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Parmi les choses capables de générer un joyeux tumulte en un battement de cils, figure ce sentiment vertigineux qu’on éprouve parfois, au cours d’une lecture, que la plume a plongé directement dans nos veines. Un coup dans nos cerveaux, un coup nos cœurs. C’est la plus puissante des consolations que de recevoir, par-delà les clôtures du temps et de la géographie, la confirmation que vous n’êtes pas seule. Que vos intuitions puisent aux racines des luttes, de l’imaginaire et des joies de celles et ceux qui vous ont précédée. Je chéris cette idée de transmission, la possibilité que l’on s’accorde de se choisir des ancêtres dignes et une filiation.

C’est ainsi que je me suis trouvée en petite-fille d’Ursula K. Le Guin, tant certains de ses textes me donnaient l’impression d’être en train de deviser au coin du feu avec une vieille amie douce et attentive, provocatrice juste un peu – la grand-mère parfaite. J’ai trouvé un aïeul imaginaire en la personne de Bernard Moitessier, des frères caractériels et attachants, de ceux que l’on aime malgré leurs travers, chez Jack London et Joseph Kessel. Et en guise de sœur d’âme et de cœur, je me suis attachée à Rosa Luxemburg. Elle seule sait neutraliser avec autant de grâce cette interrogation qui me taraude régulièrement : à quel moment et pourquoi diable la radicalité est-elle devenue synonyme d’austérité et de rudesse, le romantisme et la contemplation signes de faiblesse ? Rosa, militante révolutionnaire au-delà de tout soupçon, écrit, depuis ses lieux d’incarcération, son amour des paysages, des animaux et des fleurs. Elle nous autorise la joie singulière au milieu des décombres de la guerre. 

Au fil de sa correspondance, reviennent des leitmotivs qui provoquent en moi des éblouissements, échos troublants de notions qui me sont si chères, du stoïcisme militant à la dignité du présent. En sa compagnie, je crois plus que jamais que, « lorsque le monde entier va dans le mur, je ne cherche qu’à comprendre ce qui se passe et pourquoi, et du moment que j’ai fait mon devoir, je retrouve mon calme et ma bonne humeur.Ultra posse nemo obligatur ». Il s’agit d’être bon, tout simplement. Face aux pires tempêtes, Rosa prône la tranquillité, l’équilibre intellectuel, le droit à la beauté. La catastrophe est d’une telle ampleur, écrit-elle, que cela en devient apaisant, « les normes courantes de la culpabilité et de la souffrance humaines » étant dépassées.

Et d’écrire, depuis sa cellule de prison, en 1917 : « Plus l’infamie et la monstruosité de ce qui arrive chaque jour passent toute limite et toute mesure et plus je me sens tranquille et ferme […]. Je suis d’avis que l’on doit tout simplement,sans vouloir être trop maligne ni se casser la tête, mener la vie que l’on tient pour juste, sans exiger d’être payée sur l’instant en espèces sonnantes pour tout ce qu’on fait. » Ajoutant que même si cela ne devait jamais arriver, elle s’y résout sans regrets : « la vie [lui] est une telle source de joie ». Ainsi en pleine guerre mondiale et sans rien abdiquer de ses combats, Rosa inspecte ses bourgeons chaque jour, herborise au printemps, converse avec des mésanges et des pigeons, prend soin d’une coccinelle gelée, observe les nuages qui rosissent le soir, lit Anna Karénine avec délectation et, « imbue du sentiment de son infime petitesse, se sent ineffablement heureuse »

Sisyphe libéré

Voilà, il me semble, de quoi nous libérer du carcan de ces énormes masses de granit qui nous condamnent au chagrin et nous obstruent la vue : renverser le système, sauver la planète, sortir du capitalisme… Des blocs si massifs, des falaises si abruptes, qu’on ne sait comment les appréhender, par quel angle les saisir ni comment trouver la force de les déplacer. Nous sommes face à une montagne, munis d’une pelle et d’un râteau, oscillant entre le déni qui fait vociférer et l’impuissance qui écrase. Et il ne suffira pas, dans les pas d’Albert Camus, d’« imaginer Sisyphe heureux ». Le pauvre homme, inlassablement, faisait rouler sa pierre jusqu’au sommet, la voyait dégringoler et recommençait. Mais Sisyphe était condamné. Nous ne le sommes pas. Nous pouvons fragmenter la roche, y déceler les lignes de faille, y planter nos pointes ou les dynamiter afin de la réduire méthodiquement en de multiples blocs plus faciles à déplacer.

Ce sera long, au pied de la montagne. Cela nécessite le labeur répété d’une foule déterminée, et rien ne garantit que nous y arriverons. Pourtant, je ne découragerai personne d’essayer. Je crois sincèrement qu’à mesure que l’urgence et la gravité climatiques, environnementales, sociales et démocratiques prennent de l’ampleur, il n’y a plus rien de dérisoire : tout acte devient insignifiant et pourtant chaque geste compte. Chaque caillou déplacé, chaque minute d’attention, chaque geste de solidarité, chaque miette, chaque dynamitage, chaque dixième de degré. Pour la dignité du présent, mais aussi parce que l’infime reprend de la puissance quand tout dévisse et se barre.

Mais nous pouvons aussi faire un pas de côté, chercher les brèches et la promesse que recèle l’ombre des défilés, repérer les passages étroits, envahir les interstices et contourner les sommets au lieu de chercher à tout prix à les escalader. Pour cela, il nous faut retrouver de l’élan dans un paysage dévasté. Il faut rouvrir l’idée d’un horizon derrière la montagne. Cartographier les cols, les lignes de crête que l’on peut emprunter. Il faut cheviller en nous la conviction, au moins la possibilité, que derrière la barrière minérale se trouvent des vallées verdoyantes, des bois denses et sombres, des rivières fraîches, de nouveaux compagnons, une terre fertile, la subsistance et la liberté. Des espaces où s’ancrer et vivre dignement.

Face à la douleur du monde, face à ce système qui oppresse, détruit, tourmente les chairs et les esprits, les encombre d’angoisse et de mélancolie, il nous faut opposer la joie et l’autonomie. Il ne s’agit pas ici de redonner espoir, l’espoir nous a trop pris et finit invariablement dans le dépit. Sans doute est-ce l’heure au contraire de dés-espérer – pas pour se lamenter ni abandonner la partie, mais pour adopter d’autres bandoulières. La lucidité, la décence, le courage, la gratuité du geste, son élégance. Toutes sont à notre portée et aucune n’handicape nos chances. 

Des étincelles et des lucioles

Je me suis époumonée pendant dix ans « à convaincre l’un, à secouer l’autre », avec un succès tout relatif et, comme Rosa, « j’aperçois que c’est une bêtise » ; je répugne désormais à dire aux gens ce qu’ils doivent croire ou faire. Je pense aussi sincèrement que le meilleur appui est parfois de se taire. Mais je sais aussi que nous avons besoin de renforts et de munitions pour affirmer haut et clair que ce n’est pas la fin de l’Histoire. L’illusion du divertissement éteint nos rêves et la répression les étouffe, mais les lucioles n’ont pas disparu : simplement, aveuglés par les lumières criardes des écrans, nous ne les voyons plus.

Ce que nous vous proposons ici n’est pas d’égrener un chapelet de solutions mais de se redonner une impulsion positive, ni niaise ni naïve, en allant fouiner dans les marges et les coulisses de la société, de se construire un héritage culturel et une réserve commune de mots et de figures qui inspirent et ouvrent la voie. De prendre pleinement conscience qu’il est possible et crucial de se bâtir une autonomie politique et matérielle, de choisir ses propres dépendances et de remplacer la compétition, la méritocratie et la « valeurtravail » par un élan collectif qui assume ses nécessités, s’en charge et par là même s’émancipe. Que cela suppose de renouer avec une forme de courage qui se réalise sans héroïsme ni consécration, de refuser le dévissage généralisé, le cynisme et la complaisance, et de renouer avec l’audace discrète de celles et ceux qui font sans dire ni nuire et refusent de parvenir.  

Faisons de nos faiblesses et de nos désirs une force collective, un égrégore qui saura gronder et chanter, cultiver et contempler. Créons des étincelles dans le désert. Osons revendiquer le droit à la poésie, à la dignité et à la beauté et tenons-nous à contre-courant des pulsions virilistes et des visions utilitaristes des petits soldats de la politique. Et si parfois cela vous paraît trop petit, trop tiède ou pas assez spectaculaire pour l’époque que nous traversons, accrochez-vous de toutes vos forces à William Morris et à ses tapisseries florales, au regard émerveillé de Victor Hugo face à un lever de soleil sur la Lune, à Rosa et ses mésanges, aux envies de ranch de Jack London et à l’invincible été de Camus, aux éléphants sauvages de Romain Gary ou au ruisseau d’Élisée Reclus. Qui aujourd’hui songerait à s’en moquer ? 

Revendiquons le droit au rêve sans s’excuser, cheminons sur cette ligne de crête qui lie aménité, conflictualité et radicalité, démontrons qu’il est possible de s’inquiéter du monde tout en s’en émerveillant. 

Nous ne sommes pas encore flingués. Ouvrons grand les yeux et préfigurons-nous un avenir. Comment nous pourrions vivre

 

Illustration (détail) : M Fatchurofi