Ma chronique est ce mois-ci dédiée à la romancière Jean Hegland et à quelques souvenirs d’enfance, une invitation à nous attacher, encore et encore, afin que les lieux et visages amis ne disparaissent pas sans qu’on se soit battus pour eux. Publiée sur Reporterre le 14 octobre 2020.
J’ai appris ce matin que la maison et la forêt de la romancière Jean Hegland, dépeinte dans son très beau roman Dans la forêt, avait été détruite cet été par les incendies qui ont ravagé la Californie. Une source d’inspiration, de beauté et de vie, réduite en cendres… J’en ai été bouleversée. C’est tragique naturellement, mais pourquoi cette perte me touche-t-elle autant ? Examiner la succession des catastrophes est devenu la litanie de nos journées et des incendies, malheureusement, il y en a maintenant toute l’année. En Californie, en Australie, au Brésil ; le monde n’en finit pas de brûler et ce n’est pas la première fois que je me confronte au sujet. Mais on est toujours plus percuté par les drames qui touchent une personne ou un lieu qu’on connaît, qu’on a appris à aimer, que ce soit par l’expérience vécue ou en imagination.
C’est ainsi que je me suis sentie particulièrement touchée récemment par les projets de travaux menaçant les étangs de Ville-d’Avray (Hauts-de-Seine). Ces balades qui nous faisaient partir le dimanche dans la Simca familiale constituaient mes échappées au vert de gamine parisienne, qui tentait pleine d’espoir de faire germer quelques glands, au retour, dans un verre. Je ne préfère même pas savoir ce que devient le bois de Meudon où je passais une grande partie de mes étés en centre aéré, m’initiant au judo et à la construction de cabanes, découvrant les différentes espèces de champignons, arpentant en cachette la « carrière » où on dénichait encore parfois, tout excités, de vieux restes de douilles et de munitions.
S’évader l’espace d’un instant au cœur de la jungle
J’ai appris en revanche la destruction programmée des magnifiques serres d’Auteuil [à cause de l’extension de Roland-Garros], dont il suffisait de pousser la porte pour pénétrer dans un autre univers, soudainement enveloppée d’une touffeur gorgée d’humidité, du silence teinté du ruissellement des gouttelettes de condensation, entourée de fleurs majestueuses, envoûtantes et vaguement inquiétantes. Où l’on pouvait, entre le boulevard périphérique et Roland-Garros, s’évader l’espace d’un instant au cœur de la jungle, de la selva et se prendre pour une exploratrice, serrée au sein de l’armature aérienne « bleu Formigé », du nom de son architecte, un contemporain du Conrad de Au cœur des ténèbres et du Théâtre Amazonas, l’opéra de Manaus… Peut-être est-ce de cette époque que date mon goût pour la fin du XIXe siècle et les plantes tropicales, qui sait ? J’aimerais tant que d’autres petits Parisiens puissent eux aussi écarquiller les yeux devant les noms latins, s’abandonner à la charge de la moiteur qui pénètre chacun de vos pores, se perdre en tremblant dans les allées en se demandant si y vivent aussi des araignées géantes et des serpents venimeux, et s’y forger leurs propres rêves.
Cette maison, cette forêt de Jean, nous sommes nombreuses à les avoir symboliquement parcourues en suivant Nell et Eva. J’ose à peine imaginer ce que représente une telle perte. Et pourtant, plus près de nous, les images cataclysmiques de la vallée de la Roya nous obligent à ne pas détourner le regard. Comment pourrions-nous assister au spectacle désolant et terrifiant de ces maisons emportées par les flots sans y penser ? Il faudrait être dépourvu tout à la fois de lucidité, d’imagination et d’empathie pour ne pas se projeter… Si le Vercors s’écroulait, emportant nos maisons, patiemment aménagées et peuplées de tous nos souvenirs, dans un amas de roches, si la forêt alentour finissait en cendres, si nos rivières de la Drôme s’asséchaient, si chacun de ces cols dont on connaît le nom disparaissait, si on ne voyait plus les chevreuils aller et venir en bordure des champs, si nos paysages familiers étaient ainsi aplatis, gommés, détruits… C’est ce qui se passe pourtant déjà dans de nombreux pays, ce qui s’est toujours passé nous rétorquent les « rassuristes », mais qui est en train de s’accélérer selon tous les scientifiques.
Que tout ce qui semble étranger devienne familier
Et parfois, donc, la catastrophe vient s’incarner dans un lieu ou un visage ami. C’est le cas pour Jean, que j’ai eu la chance de rencontrer à Paris et sa forêt, qu’elle nous a donnée à partager. Il se trouve que c’est dans le même comté de Sonoma, en Californie, que Jack London avait situé la fin de son roman Radieuse aurore et qu’il avait construit, à Glenn Ellen, sa « house happy » qui brûla en une nuit. Ce fut un lieu ami encore cet été qui partit en fumée avec la belle pinède de Chiberta, à Anglet, où mon fils allait se promener avec ses grands-parents quand il était petit. Et c’est le souvenir qui m’étreint, insoutenable, à la vue des images qui nous arrivent du Rojava et de ses habitants, à feu et à sang… La catastrophe devient alors intime et concrète, douloureusement.
« On ne défend bien que ce qu’on a appris à aimer, appréhendé par l’esprit et intégré par les sens. Non à la manière d’un scientifique disséquant les caractéristiques communes entre l’espèce humaine et le reste du monde vivant, ni du mathématicien posant les interdépendances en équations, mais à la manière de ce que l’on saisit par l’épreuve, entendue dans son sens originel et non dans son acception judéo-chrétienne : l’épreuve qui permet de juger la valeur d’une idée, d’un paysage, d’une relation. » Cette conviction que j’exprimais dans Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce, l’importance de l’attachement par les sens pour redouter et ressentir la perte, n’a fait que se renforcer depuis.
Il ne s’agit évidemment pas de s’infliger une solastalgie anticipée, de ce terme qui recouvre la « douleur de perdre son habitat, son refuge, son lieu de réconfort », mais de s’attacher et s’assurer, par ces liens, que les lieux et visages amis ne disparaîtront pas sans qu’on se soit battus pour eux. Cela doit nous inciter à reconsidérer ce qui semble aller de soi, à en questionner la permanence, à savourer la présence des merveilleux insignifiants du quotidien et profiter, chaque jour, de ce qui est encore là. Cela doit aussi nous convaincre de favoriser et multiplier, chaque fois que c’est possible, les points de contact et de rencontre pour que tout ce qui semble étranger devienne familier, une chose à laquelle on tient, parce qu’elle est entrée dans notre petit monde intime de plain-pied.