Chronique publiée sur Reporterre le 2 juillet.
Si notre chroniqueuse se réjouit de la victoire des écologistes aux municipales, elle considère qu’on ne peut pas parler de « vague verte », notamment du fait de l’abstention record. La bataille culturelle est loin d’être acquise.
C’est incontestablement une bataille de remportée. Mais non, il n’y a pas eu de « vague verte » aux municipales.
Ou du moins s’il y en a eu une, en nombre de villes remportées, cela ne dit rien de définitif sur une victoire de l’écologie dans l’opinion. Il suffit de regarder les chiffres de l’abstention pour écarter l’idée de massification. Soit le sentiment d’urgence écologique et sociale ne se répand pas si largement — ce qui reste édifiant au regard des enjeux —, soit la désaffection pour les politiques se répand plus rapidement. Au croisement des deux, il y a la mobilisation d’un électorat restreint qui fait gagner des projets nouveaux. Cela ne veut pas dire qu’il y a une demande majoritaire d’écologie radicale, ni que les habitant-es et les acteurs économiques vont accepter demain sans broncher de municipaliser l’eau, d’accueillir dignement les migrants, de réduire la place de la voiture en ville, de renoncer aux grands stades ou aux partenariats publics-privés, de baisser significativement la consommation de ressources et la matière produite, de développer la sobriété dans tous ses aspects ni qu’on échappera à des phénomènes de gentrification.
Mais ce résultat dit au moins une chose : en dix ans, on a progressé sur la bataille culturelle, que l’on regarde les résultats, inconcevables encore hier dans des villes aussi conservatrices que Bordeaux, Lyon ou Annecy, ou que l’on observe la circonspection et les exigences qui les accompagnent. L’écologie est de plus en plus attendue, non à droite sur son réalisme économique, mais à gauche, sur son anticapitalisme et sa radicalité. Elle est devenue clivante. Partout, que cela ait été impulsé ou non par les listes concernées, on a assisté à des levées de boucliers d’intérêts économiques et particuliers, à Toulouse ou Lyon comme sur certains plateaux télé. Ça avait commencé avec Greta Thunberg, ça se poursuit avec certaines propositions de la Convention citoyenne pour le climat : la violence des attaques oblige chacun à se positionner et révèle des projets politiques opposés, qui touchent de plus en plus aux grands projets d’infrastructure et à l’économie, bien au-delà de la vision consensuelle d’une écologie bio–vélo. On rentre dans le dur.
L’accélération et la dégradation brutale de la précarité, du climat, des pollutions et de la biodiversité
Cette bataille culturelle, nous en avons été les artisans par la réflexion intellectuelle qui s’est ouverte sur le lien indissociable entre justice sociale et urgence écologique, sur l’Anthropocène et notre rapport aux écosystèmes, par sa traduction politique, qu’elle soit institutionnelle ou en marge du système, dans des éléments de programme sur la fiscalité ou les traités de libre-échange, dans des manières différentes d’être terrestres, de vivre et d’habiter un lieu, par des actions de terrain, de l’entraide et de la désobéissance, par des opérations coups de poing destinées à ouvrir notre fenêtre d’Overton [1]. En bref, de manière générale par le trépied de la transformation sociale : un réseau de résistances, la construction d’alternatives et de l’éducation populaire.
Mais puisque l’heure est à arrêter de considérer les actions humaines comme étant au centre de tout ce qui advient, exerçons-nous à cette discipline ici aussi. L’élément majeur aujourd’hui, s’il en est, n’est pas uniquement à chercher dans nos actions délibérées, aussi louables soient-elles, mais aussi dans ce que nous subissons sans nous y résigner : l’accélération et la dégradation brutale de la précarité, du climat, des pollutions et de la biodiversité. Les sens sont percutés, la santé, l’alimentation, nos conditions de vie matérielles et non uniquement la force de persuasion d’enquêtes scientifiques et d’arguments rationnels sur nos cerveaux. Au-delà des analyses électorales et sociologiques, c’est probablement l’élément nouveau le plus décisif car c’est celui qui affecte nos vies et notre avenir bien plus sûrement que tous les scrutins passés et à venir.
Pour ces nouvelles équipes municipales, c’est maintenant que les difficultés commencent
On me demande si cette « vague verte » me réjouit. Franchement, j’avoue qu’imaginer la tête de Laurent Wauquiez, cerné dans « sa » région, de Grenoble à Lyon en passant par Annecy et Die, virer Gérard Collomb ou le système Gaudin, déjà oui : ça me réjouit. Comme en chaque chose, il s’agit de considérer le réel avec lucidité et vertébration politique certes, mais sans fausse polémique : naturellement, ce ne sera pas la panacée, cela ne suffira ni à renverser le système ni à « sauver la planète », mais ne crachons pas sur de nouveaux alliés, ça peut changer des vies. Et précisément parce qu’il y a — au mieux — urgence, je crois qu’on ne peut pas faire la fine bouche sur tout ce qui peut permettre de préserver ne serait-ce que quelques grammes de vivant et de justice sociale, même lorsqu’on a décidé de concentrer ses forces ailleurs. Nous œuvrons malgré nous dans l’ère des gouttes d’eau sur pierres brûlantes. On a besoin de renforts. Cela ne fait pas de nous des réformistes ni des irénistes [2], de même que radicalité et radicalisme ne sont pas synonymes, pas plus que critique et cynique. Nous sommes suffisamment solides dans nos engagements pour ne pas avoir à les hurler.
Pour ces nouvelles équipes municipales, c’est maintenant que les difficultés commencent. Il est très dur de gérer une ville de manière réellement écolo et sociale, même avec les meilleures volontés, quand on est englué dans un système capitaliste et productiviste. Les mairies ne sont pas des baguettes magiques et ne disposent pas de tous les leviers, en particulier fiscaux ou législatifs. Il ne faut pas donc y placer trop d’espoirs qui seraient fatalement déçus, indépendamment des projets mis aux manettes. Mais je peux vous assurer, pour être élue dans l’opposition régionale face à la majorité Wauquiez, que ça change tout d’avoir en face de soi des personnes avec qui on pourra dialoguer, qui sauront de quoi on parle quand on évoque le Capitalocène ou la résilience, qui ne lèveront pas les yeux au ciel quand on parle de biodiversité ou de débitumisation, qui ne ricaneront pas aux termes de justice sociale et de précarité. Cette fois, on on saura à quelles portes taper et une chose est sûre : que ce soit des élu-e-s citoyennes, Europe Écologie Les Verts, France insoumise ou je ne sais quoi, rien ne se passera de significatif sans mobilisation et réflexion du dehors, c’est-à-dire de nous. Une pression à la fois radicale car dégagée des tensions du pouvoir représentatif et amène, car l’objectif n’est pas d’affaiblir ni de braquer mais bien de pousser de potentiels alliés. Tout l’enjeu, selon moi, est désormais là. Et nous ne renoncerons à rien.
[1] Cette notion théorise un espace fluctuant, sous la forme d’une fenêtre dans laquelle se situe ce qui est politiquement acceptable par le public. Cela peut prendre la forme de ballons d’essai volontairement provocateurs pour voir comment l’opinion réagit ou de légitimisation de formes d’actions considérées comme violentes ou encore de rendre des choses jusqu’ici tacitement admises inacceptables.
[2] L’irénisme est l’attitude qui consiste à minimiser les désaccords et conflits pour parvenir à la concorde à tout prix.