Une interview réalisée le 28 mai 2020 par Pauline Le Gall pour Women who do stuff, newsletter et revue féministe.

Militante écosocialiste, Corinne Morel Darleux est l’autrice du superbe essai Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce. Elle y parle d’écologie, de justice sociale, d’engagement de faire des pas de côté, de cesser de nuire et de se penser en dehors de la société capitaliste tout en invoquant la poésie de la navigation, de la lumière des lucioles, du calme de la campagne et des éléphants chez Romain Gary. Au lendemain du déconfinement, nous avons discuté avec elle pour ouvrir nos perspectives politiques et envisager un « monde d’après » qui commencerait dès aujourd’hui.

Dans votre essai, vous parlez d’organiser le pessimisme. Pendant le confinement, les médias ont beaucoup parlé du «monde d’après», du changement… Pour se rendre compte que le monde d’avant reprenait ses droits très rapidement. Est-il naïf aujourd’hui de penser que le monde peut changer ?

La secousse a été tellement forte, tellement brutale et planétaire qu’il était légitime de la part de plein de citoyens de penser que les choses allaient changer. Malheureusement, lorsque l’on est un peu plus aguerri à observer la vie politique ou que l’on a un poste d’observation privilégié pour le faire comme c’est mon cas en tant qu’élue et militante politique, nous avons le recul pour comparer la situation à toutes ces catastrophes passées qui n’ont jamais produit les effets que l’on aurait été en droit d’attendre. J’étais dubitative sur la capacité de changement mais moi-même j’avais malgré tout cette petite lueur d’espoir que les choses se mettent enfin à tanguer et vaciller. Globalement ce n’est pas le cas, mais malgré tout cette situation a opéré un changement dans certains esprits.

Cela dit, pour la plupart des gens, la situation a plutôt renforcé le regard qu’ils portaient déjà sur le monde. Je fais partie de celles et ceux qui pensent qu’il n’y a plus rien à attendre des dirigeants politiques et de ce point de vue j’ai été confortée dans mes certitudes. Celles et ceux qui commençaient à trouver cette société absurde, qui voulaient s’engager dans le social ou militer dans un collectif écologiste, qui pensaient à changer de vie, de métier, à quitter la ville… Ces personnes-là, celles qui en ont les ressources, sont en train de basculer du fait de cette pandémie. Mais celles qui étaient dans des dispositions néo-libérales en ressortent malheureusement aussi renforcées dans leurs convictions. Cela a approfondi les positions plus que ça ne les a ébranlées, dans un sens comme dans l’autre. Ce que l’on combattait déjà avant, nous allons devoir le combattre encore plus fort aujourd’hui.

Justement vous avez fait partie d’un parti politique et vous parlez de leur inefficacité face à l’urgence que nous traversons. Quelle organisation prônez-vous ? Faut-il changer la matrice politique ?

Je ne jette pas complètement aux orties les partis politiques, la voie institutionnelle et la question des élections. Plus que jamais, nous avons besoin de municipalités et de collectivités territoriales qui aient le courage de prendre une grande bifurcation de gauche, écologiste et solidaire.

Par contre, je fais le constat que les changements sont tellement importants et urgents que nous ne pouvons pas nous contenter d’attendre et compter sur les élections pour les opérer à temps. Je me tourne plus aujourd’hui vers les réseaux de l’auto-organisation et l’idée de double pouvoir. Cela consiste non pas à s’en prendre frontalement à l’État comme un contre pouvoir, nous n’avons pas le rapport de forces pour ça, mais à vider progressivement un nombre d’institutions et de pouvoirs publics de compétences qui leur ont été déléguées alors qu’elles peuvent être autogérées, de manière locale ou sectorielle. Que ce soit avec les cantines solidaires, la fabrication de masques, les ZAD, les squats, la distribution alimentaire ou les réseaux d’entraide dans les quartiers populaires… La pandémie a mis en lumière plus que jamais la désorganisation totale des pouvoirs publics mais aussi la possibilité de monter des initiatives pour s’organiser sans attendre les subventions, les consignes de la préfecture ou le bon vouloir d’Emmanuel Macron. Nous entrons dans une période où il faut faire, agir, nous pouvons ici et maintenant promouvoir d’autres modes d’existence et de fonctionnement.

Dans votre essai vous évoquez beaucoup le rapport aux «petits gestes» écologiques (le zéro déchet, se laver les dents en prenant sa douche…) qui ont tendance à dépolitiser la lutte. Quel regard portez-vous sur ce sujet ?

Disons que j’en appelle à la lucidité sur les objectifs de ces petits gestes. Ils sont essentiels, au sens minimal du terme : il est inconcevable aujourd’hui de continuer à mener chacun·e des vies où l’on ne se pose pas la question de notre consommation d’énergie, de l’origine et des conditions de travail des produits que nous achetons… Quand nous en avons la possibilité il faut évidemment adapter nos modes de vie pour nuire le moins possible, que ce soit aux travailleurs d’Asie du Sud-Est ou à la biodiversité française. En revanche, je suis totalement opposée au discours qui consiste à dire que l’avenir de la planète repose sur ces petits gestes individuels. Ce discours me met en colère parce qu’il est mensonger : même si tout le monde se mettait à adopter ces comportements dits vertueux cela ne représenterait qu’un quart des efforts à faire en termes de réduction des gaz à effet de serre. Et il est bien commode, en permettant aux gouvernements et aux multinationales de se dédouaner sans rien changer. Par ce discours, la charge repose sur des individus qui n’ont pourtant pas une grande marge de manœuvre.

Selon vous il est aussi capital de réfléchir l’écologie et le privilège, or l’image de l’écologie des “petits gestes”, des réseaux sociaux, est souvent privilégiée et blanche. Est-il important pour vous de rendre cette écologie accessible, de la faire sortir de cette image ? Comment la rendre plus accessible ?

Bien sûr quand je parle dans mon essai de refus de parvenir, d’éliminer le superflu ou de mener une vie plus simple, cela est beaucoup plus simple quand on a accès, précisément, au superflu. Comme je le souligne, plein de personnes dans le monde mais aussi en France n’ont pas ce privilège parce qu’ils n’ont déjà pas accès au fondamental (se loger, se nourrir…).

Pour autant, cette réflexion sur le retour à l’essentiel et la dignité du présent ne peut pas être l’apanage des populations privilégiées. Les pauvres y ont droit, d’autant qu’ils sont les premiers à pâtir de la manière dont le système capitaliste est organisé.

Sur le plan politique, cela fait des années que je porte le projet de l’écosocialisme qui postule qu’il n’y a pas d’un côté l’écologie et de l’autre le social. Les mesures qui doivent être prises aujourd’hui pour essayer d’enrayer au maximum le réchauffement climatique et l’extinction de la biodiversité ne seront acceptables aux yeux du plus grand nombre que si elles sont assorties de justice sociale. Concrètement, lorsqu’Emmanuel Macron annonce une taxe carbone qui mène au mouvement des gilets jaunes alors que quelques semaines plus tôt il faisait du jet ski dans une réserve naturelle, clairement cela ne peut pas fonctionner. Quand vous demandez aux gens de payer des impôts pour financer les services publics alors qu’ils voient tous les moyens baisser, les hôpitaux de proximité, les gares et les écoles rurales fermer, cela ne peut pas fonctionner. Il y aura d’autant moins d’assentiment et d’élan populaire que ces mesures sont en plus totalement à contre-courant (limiter la température des logements, arrêter de prendre l’avion, réduire les achats de vêtements neufs…), ça ne peut pas marcher s’il n’y a pas une réalité très concrète en face en termes de justice sociale.

Le confinement a aussi permis une surexposition des hobbies, le jardinage, la cuisine, le tout dans une certaine mise en scène. Comment concilier la réussite en dehors, ou à côté comme vous dites, d’une société capitaliste ?

Cela relève de la bataille culturelle : il faudrait limiter la publicité, véhiculer autre chose dans les médias… Mais se pose aussi la question cruciale des conditions matérielles d’existence. Pour s’intéresser à ces sujets et décoloniser nos imaginaires, encore faut-il avoir un minimum la tête hors de l’eau et ne pas être menacé en permanence par les factures qui tombent, ni se débattre chaque jour avec la nécessité vitale de trouver de l’argent ou de supporter un job harassant… Lorsque ces problématiques vous accaparent l’esprit, ce n’est pas évident de se pencher sur l’état des écosystèmes, la manière dont nous vivons, d’où nous tirons nos subsistances ou ce à quoi on peut renoncer. Tout ça requiert un minimum de disponibilité, de sécurité et de tranquillité d’esprit. Voilà pourquoi la réduction du temps de travail, les droits sociaux ou la revalorisation du SMIC ne sont pas des gadgets pour se donner une coloration de gauche mais un prérequis minimum pour que chacun·e puisse s’engager dans la réflexion collective, ait droit à la participation citoyenne active : que chacun·e en ait le loisir au sens de l’Otium, non pas futile mais fertile. Ce n’est pas tout de se dire que l’on veut vivre de manière plus autonome, dans un cadre plus proche des écosystèmes, encore faut-il avoir la possibilité ne serait-ce que de mener cette délibération intérieure. Ensuite, c’est la responsabilité des politiques publiques de mettre en place le cadre législatif et social qui va permettre à chacun·e à la fois de se poser des questions individuellement et de s’organiser collectivement pour que ce changement de trajectoire soit possible.

Pendant tout le confinement le «monde d’après» est devenu une sorte de cliché… Qu’en pensez-vous ?

Je pense que le monde d’après doit commencer maintenant. Je n’en peux plus de l’après, je vis maintenant et ce qui m’intéresse aujourd’hui c’est ce que l’on peut faire tout de suite et avec qui pour opérer des changements concrets.

Trois ouvrages écrits par des femmes à lire absolument :

Le mur invisible, de Marlen Haushofer (Actes Sud, traduit de l’allemand par Liselotte Bodo) : Un roman dystopique intimiste et sensible, autour de l’histoire d’une femme qui se retrouve du jour au lendemain séparée du reste du monde par un mur invisible. Elle va devoir se recréer un univers, une société, un mode d’existence et de subsistance avec son entourage immédiat : la forêt, la montagne, des champs, une vache et un chien.

Danser au bord du monde, d’Ursula K. Le Guin (Éditions de l’éclat, traduit de l’anglais par Hélène Collon) : Ursula le Guin est connue pour ses romans de science fiction, il s’agit là d’un recueil de textes de conférences et de courts essais truffé d’humour et de bienveillance sur le féminisme, les paysages, l’écriture. J’ai été frappée par le lien très particulier qu’il a instauré entre l’autrice et moi : j’avais l’impression d’être assise au coin du feu avec une amie chère, réconfortante et chaleureuse. Revoir les lucioles – Placer des obstacles sur la voie

Le Sel de la vie, de Françoise Héritier (Odile Jacob) : Un récit présenté sous la forme d’une lettre à un ami, qui fait la recension de tous les petits plaisirs que l’on peut s’offrir pour apporter un peu de grâce et de légèreté dans un monde qui en manque cruellement. Des plaisirs simples qui font appel à tous les sens, pour se remettre en quête des lucioles, des merveilleux insignifiants que l’on ne voit plus alors qu’ils sont souvent à portée de mains.