Cette chronique pour le magazine Imagine, parue dans le numéro de janvier – mars 2024, existe également en audio, vous pouvez l’écouter ici !
« La somme de l’utilité de tous les humains de tous les temps se trouve entièrement contenue dans le monde tel qu’il est aujourd’hui ». Cette phrase écrite par Milan Kundera n’en finit plus de me titiller l’esprit.
Voilà trente ans que l’on me presse de lire L’immortalité, paru en 1990.
Cela peut paraître étrange vu de 2023 mais à l’époque, étudiants, nous guettions les nouvelles publications en librairie comme d’autres scrutent les publications sur Instagram aujourd’hui. Quand une autrice ou un écrivain nous plaisait, nous lisions tout de lui : ils s’appelaient à l’époque David Lodge, Vincent Ravalec, John Irving, Philippe Jaenada, Maurice Dantec. Que des hommes, je le réalise maintenant. Tous n’ont pas bien tourné, peu étaient progressistes, certains ne l’ont jamais été ; nous les avons pourtant alors dévorés.
Mais Milan Kundera venait des pays de l’Est. Les couvertures de ses livres étaient austères, ses romans irrésumables. Il appartenait à un autre monde, que j’apparentais alors aux images gris-nocturne du mur de Berlin et aux horreurs de Ceaucescu. Je n’avais pas réussi à lire les grands auteurs russes, et tout cela créait en moi un coupable amalgame : je ne le lus pas.
Erreur impardonnable. L’immortalité est entré directement dans mon panthéon personnel. C’est un monument d’intelligence ironique et de liberté de forme, où se mélangent allègrement les genres, tout à tour comédie burlesque, étude de mœurs, roman psychologique ou essai sur la musique. Des personnages créés de toute pièce croisent soudain leur créateur dans la rue et on ne sait plus ce qui relève de la fiction ou de la vie.
J’ai d’abord regretté d’être passée à côté de ce livre si longtemps : sans doute, il relève de ces ouvrages qui forment l’esprit. Mais peut-être l’ai-je finalement reçu avec davantage de bonheur et de finesse à cinquante ans que je ne l’aurais fait à vingt.
J’ai récemment relu Barjavel. J’ai été surprise à la fois de la violence et de la pertinence de certains aspects de Ravage et absolument navrée de son indigence. La misogynie mièvre du Voyageur imprudent a signé l’arrêt net de cette plongée dans mes archives. Mais Kundera, lui, voyage à travers les décennies sans rien perdre de ses qualités. Peut-être est-ce à cela que l’on reconnaît les grands auteurs.
J’ai annoté une grande partie de L’immortalité mais cette phrase, donc, m’a particulièrement marquée. « La somme de l’utilité de tous les humains de tous les temps se trouve entièrement contenue dans le monde tel qu’il est aujourd’hui ». C’est désespérant. La question de l’utilité de nos actes, en plein dévissage climatique, environnemental et démocratique, se pose chaque jour et cette phrase semble ruiner d’avance tout espoir d’effet. Elle n’aide en rien à vivre dans un monde où l’inutile, le superflu, le vain et le futile prennent toute la place. La somme historique de tous les gestes utiles depuis la naissance du monde, aboutissant à l’élection de Javier Milei en Argentine ? C’est proprement vertigineux.
Je la trouve pourtant aussi incroyablement touchante. Car que serait le monde, sans cette longue chaine de bonnes volontés cherchant à faire mieux ? Sans doute serait-il pire – le constat du « monde tel qu’il est aujourd’hui » ne peut d’ailleurs être que provisoire. Surtout, si l’on considère qu’il ne s’agit pas tant de se montrer utile que de rester digne, lorsqu’on choisit d’agir d’une manière juste et généreuse, alors on ne peut pas se contenter de regarder le résultat, il faut aussi embrasser le chemin et celui-là, j’en suis sûre, est parsemé de plus de beauté qu’on ne le saura jamais.
L’utilité de tous les humains de tous les temps ne peut être réduite à ce qu’elle produit à un instant t : elle forme une chaine, un lien, un fleuve. C’est de ce flux que nous venons, lui que nous devons continuer à nourrir et, utile ou non, c’est dans cette lignée que nous sommes plus que jamais invités à nous inscrire.
Illustration : Milan Kundera en 1980, par Elisa Cabot Creative Commons Attribution-Share Alike 2.0