Chronique publiée le 26 janvier 2021 sur Reporterre.

Je pensais que ma saison préférée était l’été, avec son jaillissement de couleurs, les ballons de rosé en terrasse, les figues tiédies au soleil et les tomates juteuses du potager, sans mentionner les rassemblements en plein air sans se geler ! Mais cet hiver je me prends à douter. Et ce n’est pas juste parce que les apéritifs en terrasse nous sont désormais interdits, ni que j’ai fait des confitures de figues pour patienter, ni encore que les rassemblements sur les places soient à l’arrêt. [Tenez, par exemple celui-ci : rendez-vous place Pietri à La-Chapelle-en-Vercors, le 13 février à 13 h 30 contre la loi de sécurité globale et son monde]. Non, ce qui me marque cet hiver et me séduit, c’est le silence. Ou plutôt, comme l’écrit très justement Bernard Amy, alpiniste, écrivain et président d’honneur de Mountain Wilderness France : « L’orchestre symphonique du vivant ».

La neige a recouvert le Vercors et déposé un tapis feutré, sur lequel on s’avance avec des précautions et émerveillements différents de l’été. La montagne, désertée par les humains, laisse entendre les chants d’oiseaux discrets et les craquements des hêtres, lourdement couverts de paquets de neige épais, glacés, qui enserrent les branches et tiennent à la verticale sur les troncs exposés. Dans la neige fraîche s’impriment nos premiers pas, un peu honteux de se voir si grossiers à côté des empreintes légères et tellement plus élégantes des renards, lièvres, chevreuils et sangliers. Les creux laissés par les raquettes sont démesurés quand on les compare à la portance dont ont besoin les autres animaux de la forêt. Giflée par le vent, transie jusqu’aux doigts de pied, couverte d’une chapka et engoncée dans deux couches de polaire, on songe une fois de plus à quel point l’être humain est mal adapté à son milieu. Et on oublie ces réflexions la seconde d’après, parce qu’un bouquetin vient de sauter avec grâce sur le chemin. On est encore en train de regarder bouche bée l’endroit d’où il s’est envolé qu’il est déjà au sommet.

Un vacarme venu du ciel…

On est d’autant plus sensible au bruit qu’il y en a peu. En contrebas du Pié Ferré ou au But de l’Aiglette, le passage d’un avion, d’un hélicoptère ou d’un ULM devient un vrai vacarme, à la fois intrusif et incongru. Même le grincement des raquettes semble déplacé. Et quand, des cols et sommets, on redescend vers la vallée, le regard rincé de blanc et de paillettes étincelantes, le ruban marron de la route du Col de Rousset semble d’un autre monde.

Cette départementale, qui relie la vallée de la Drôme au plateau, est une des « sublimes routes du Vercors » mises en valeur par les agences de tourisme et le Département. Le ministère des Sports propose même de les parcourir à l’écran sur un vélo d’appartement (sic). Dans la vraie vie, la route a récemment été agrémentée de panneaux destinés aux cyclistes, qui viennent compléter la gamme de déplacements doux, lents et actifs permettant de découvrir les paysages du Vercors, des traîneaux des mushers aux Grandes Traversées du Vercors, du ski de fond à la randonnée à pied, à cheval ou VTT. À l’image du nouveau clip de promotion du Département, tout en champs de lavande, troupeaux de brebis et harmonie montagnarde, dont « l’idée est de percevoir le goût du nougat, d’entendre le bruit des chèvres, de sentir la lavande… », le président de La Drôme Tourisme souligne que « les gens recherchent de l’authenticité, de la nature [et] ne voudront plus s’entasser à la Grande-Motte ou travailler à Paris. La Drôme répond aux attentes de demain. »

…Qui s’étend aux routes et aux chemins

Sauf que… sur le Vercors les pétarades de moteurs ont une fâcheuse tendance à couvrir le « bruit des chèvres » depuis quelques années. La route du Col de Rousset est désormais envahie de motos dès qu’on sort de l’hiver. Des dizaines de bolides se lancent à l’assaut des virages vertacos, se suivent et défilent dans un tonnerre de moteurs. Et comme si cela ne suffisait pas, voilà qu’une agence de voyages spécialisée s’ouvre à Valence pour guider les motards vers les petites routes de l’Ardèche et du Vercors. Le maire LR et conseiller régional Nicolas Daragon se félicite, après avoir « cherché la bonne orientation de ce bâtiment pendant plusieurs années », de voir ouvrir ce pôle moto. La « bonne orientation » en 2021 serait donc de vendre 9.000 m² de foncier, propriété de la commune, pour développer l’usage d’engins motorisés ?

Soyons honnêtes, au-delà du fait que j’ai vraiment du mal à saisir le concept (qui diable a besoin d’une agence de voyages pour se déplacer en France à moto ?), je peux comprendre le plaisir pris à sillonner les petites routes de montagne. Mais pas en caravane de vingt et pas à toute berzingue, encore moins dans un Parc naturel régional (PNR) dont l’avant-projet de charte, en cours de révision, indique en toutes lettres : « Limiter l’utilisation des véhicules motorisés à des fins de loisirs » et insiste sur la « qualité de vie » dont le « maintien nécessite de préserver des réalités assez diverses : un air pur, un climat frais, des espaces de silence, une eau de qualité, des paysages diversifiés et porteurs d’émotion… » En guise d’émotion et de qualité de vie, voilà le genre de témoignage qu’on entend sur le plateau : « Il y a même des endroits où je ne vais plus me promener car le vacarme des motos se répercute sur les montagnes et s’entend à des kilomètres » ou « Certains jours, c’est un bruit infernal du soir au matin, accompagné d’un réel danger pour les habitants du hameau et les automobilistes qui empruntent la même route ». Bien sûr, ce n’est pas le fait de tous les motards, mais les pots d’échappement non homologués, les motos garées sur les trottoirs, les groupes arrêtés au milieu de la route ou traversant les villages bien au-delà des vitesses autorisées… Tout cela exacerbe les tensions.

« Nature ou sports mécaniques, il faudra choisir ! »

Le maire de Valence est aussi vice-président délégué au tourisme de la Région, collectivité chargé des PNR. Ne voit-il pas que ces « sublimes routes du Vercors » et l’image « nature » qu’essaie de construire le territoire ne survivront pas à un tourisme motorisé de masse ? Autant d’efforts ruinés quand on entend les moteurs pétarader en montant de la vallée. Un professionnel du tourisme le dit clairement : « L’image du Vercors en prend un coup, d’autant plus que des communes accueillent déjà des rallyes ou autres manifestations de sports mécaniques. Un jour ou l’autre, nature ou sports mécaniques il faudra choisir ! » Et c’est possible. Comme le rappelle L’Effeuillé [1], le Premier ministre Pierre Messmer, ni gauchiste ni amish, décrétait en 1973, en plein choc pétrolier, une série de mesures d’économies d’énergie touchant les particuliers et ajoutait, au nom de l’égalité citoyenne : « Naturellement, cette limitation de vitesse a comme conséquence que les courses automobiles et les rallies seront, jusqu’à nouvel ordre, suspendus. » Qui, aujourd’hui, pour oser une telle déclaration alors même que la situation s’est aggravée depuis, que ce soit en termes de réchauffement climatique dû aux énergies fossiles, de pollution de l’air ou d’extinction de la biodiversité ?

La route serpente jusqu’en haut du Col de Rousset.

On pourrait commencer par faire respecter le Code de la route et la loi, comme s’y sont attelés Mountain Wilderness ou la Frapna avec succès contre la Croisière blanche, « randonnée » en 4×4, quad et motos dans les Écrins, ou les circuits de motoneiges en Savoie. Les mairies ont également le pouvoir de réguler la circulation motorisée et la « soumettre à des prescriptions particulières relatives aux conditions d’horaires et d’accès à certains lieux et aux niveaux sonores admissibles » selon le Code général des collectivités territoriales et son article L 2213-4, dans les cas « de nature à compromettre soit la tranquillité publique, soit la qualité de l’air, soit la protection des espèces animales ou végétales, soit la protection des espaces naturels, des paysages ou des sites ou leur mise en valeur. » Il existe aussi des radars « anti-bruit », destinés à contrôler le seuil de 80 décibels nécessaire pour qu’un moteur soit homologué (bien au-delà de la recommandation de l’OMS de 53 décibels en journée). Ils sont utilisés à Paris, que le futur responsable de cette agence de voyages a fui parce que « la mairie était opposée aux véhicules à moteur dans la capitale ».

Délocaliser la pollution ne peut être une solution

Ce qui est possible à Paris (des radars antibruit) et ce qui n’y est pas possible (encourager les loisirs motorisés) le deviendraient donc en plein Parc naturel régional ? Alors qu’on impose des limitations de vitesse les jours de pollution et la circulation alternée, que fleurissent les projets de taxe carbone et autres pastilles à l’entrée des villes, on pourrait « en même temps » se féliciter d’envoyer des motos dans les espaces encore préservés ? Je comprends « la souffrance des [Parisiens] qui n’ont plus d’air pur, de verdure, de montagne ». Mais délocaliser la pollution et les nuisances ne peut être la solution. Si on veut pouvoir continuer à offrir l’air pur de nos sommets et le ressourcement à des citadins assourdis et époumonés, il va bien falloir préserver nos montagnes et ne pas les transformer en circuit de course, faute de quoi on détruira ce qu’on prétend promouvoir.

Alors qu’une loi défendant le « patrimoine sensoriel » des campagnes vient d’être adoptée, plaidons pour que ce merveilleux silence qu’est l’orchestre symphonique du vivant, des chants d’oiseaux du Vercors aux craquements des hêtres chargés de neige, rejoignent « le chant du coq et les effluves de crottin » très rapidement.


[1François Brunswick, ancien président de la Fédération des Amis et usagers du parc du Vercors, interrogé dans ce zine réalisé par les amis du territoire libre du Royans : effeuille@laposte.net

Dessin : Cécile Guillard pour Reporterre

Photo Col de Rousset CC BYSA 4.0 recadré Valvin1/Wikimedia Commons