Les villes s’étendent et « l’espace rétrécit ». Désormais les rencontres entre humains et vie sauvage — ours, sangliers, renards… — vont se multiplier et il faut « trouver de nouveaux mécanismes de préservation de la nature sauvage, sans pour autant gommer son altérité ». Chronique publiée sur Reporterre le 14 janvier 2020
Mercredi matin [le 8 janvier], une dépêche AFP nous apprenait que « des snipers vont abattre depuis des hélicoptères 10.000 dromadaires sauvages en Australie, en raison de la menace que constituent pour les populations ces animaux qui, du fait de la sécheresse, s’approchent de plus en plus de certaines localités pour y trouver de l’eau ». Les conflits de territoire entre humains et non-humains ont toujours existé. Mais ils sont peut-être appelés à se multiplier. Car aujourd’hui, l’espace habitable rétrécit. En Alaska, on voit ainsi de grands ours sauvages fouiller les poubelles en ville pour survivre. De plus en plus d’animaux sauvages risquent d’être condamnés à partager les mêmes zones que nous. Nous qui avons mité leurs territoires d’axes routiers, d’oléoducs et de mégalopoles [1]. Nous qui avons coupé les forêts, dépeuplé les rivières et fait fondre la banquise.
Autrefois, les ours vivaient dans les forêts, les montagnes, les déserts et les terres gelées. Ils étaient respectés et redoutés. Toutes sortes d’histoires fantastiques d’ours féroces et libidineux circulaient [2]. L’une des attaques de territoire les plus marquantes est sans doute celle de l’ours brun de Sankebetsu, sur l’île japonaise d’Hokkaido. Pendant cinq jours, en décembre 1915, l’ours attaque sans répit les villages de colons récemment installés en terre sauvage, et tue sept personnes.
L’ours cherche sa nourriture ailleurs, et parfois se retrouve face à aux hommes
Ursus arctos lasiotus-, l’ours brun de l’Oussouri, est aussi appelé grizzly noir. Le grizzly, nous explique Rémy Marion dans L’ours, l’autre de l’homme (Actes Sud, 2018) est un plantigrade solitaire, qui marque son territoire de griffures sur le tronc des arbres. Et le défend, naturellement. La majeure partie de son temps est consacrée à la recherche de nourriture. Or, au Japon, les feuillus dont il se nourrit sont « exploités à grande échelle et remplacés par des mélèzes ou d’autres résineux qui ne peuvent assurer la subsistance des animaux », explique le média Futura Sciences. Alors l’ours cherche sa nourriture ailleurs, et parfois se retrouve face à aux hommes.
L’ancêtre de cet ours de l’Oussouri a migré en Alaska il y a cent mille ans. Là-bas, depuis des années déjà, des dizaines d’ours polaires trouvent refuge au petit village de Kaktovik en automne, le temps que la banquise se reforme. Mais la banquise se reforme de moins en moins, de moins en moins vite, et de moins en moins longtemps. Elle se réchauffe, perd en surface et en épaisseur. Alors les ours blancs arrivent de plus en plus tôt à Kaktovik, dès fin juillet. Et ils y restent désormais près de deux mois, contre une vingtaine de jours seulement il y a vingt ans. Jusqu’ici, ils se nourrissaient sur les rives des carcasses des trois baleines autorisées à la chasse chaque année. Cela ne suffit plus. Maintenant les ours parcourent de nuit les rues du village, pour voler de la nourriture.
À Marseille, en 2018, l’eau et la nourriture manquant dans les zones naturelles, ce sont des sangliers qui sont venus chercher à manger dans les poubelles de la ville. Dans le Nord et sur le littoral, les goélands, victimes de la surpêche, sont attirés en ville par les décharges à ciel ouvert et les poubelles des riverains. Dans le Puy de Dôme, en octobre 2018, c’est une battue de chasse qui a acculé un cerf à trouver refuge dans le jardin d’un particulier. Il a été abattu. À Strasbourg, Londres, ou encore à Bastia en novembre dernier, dans le quartier Recipello, les renards profitent désormais des espaces verts en ville et de nos déchets pour s’alimenter. L’été précédent, en Corse, une touriste dans un village vacances recevait la visite de l’un d’eux tous les soirs à l’heure du dîner.
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Nous allons devoir trouver de nouveaux mécanismes de préservation de la nature sauvage
Nous poussons et faisons pousser désormais la nature en ville. L’espace sauvage n’occupe plus que 23 % de la superficie de la Terre. Il y a un siècle, c’était 85 %. Selon la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémique (IPBES), les trois quarts de l’environnement terrestre ont été significativement modifiés par l’action humaine et les zones urbaines ont plus que doublé depuis 1992. La croissance des villes dans le monde représente une surface équivalente à 110 km2 chaque jour. L’espace rétrécit.
Sauf à ce que la biodiversité finisse par être totalement annihilée (le sauvage ne représente déjà plus que 4 % de la biomasse des mammifères, nous compris), on peut imaginer que les rencontres vont se multiplier. Nous allons avoir besoin de diplomates, comme le formule Baptiste Morizot à propos de la cohabitation avec les loups. Ou de constituer des réserves de nature sauvage, comme le fait l’Association pour la protection des animaux sauvages (Aspas). De sortir de l’anthropocentrisme en tout cas, de repenser les frontières et, comme l’analyse la philosophe de l’environnement Virginie Maris, de trouver de nouveaux mécanismes de préservation de la nature sauvage, sans pour autant gommer son altérité.
[1] La série de livres La quête des ours d’Erin Hunter, qui réunit trois oursons brun, noir et polaire, le raconte très bien aux enfants.
[2] Vous pouvez écouter par exemple cette émission autour de L’ours, portrait d’un roi déchu de Michel Pastoureau.
Photos :
. Un renard. Jeffrey Beall / Flickr
. Un ours à Asheville (Caroline du Nord, États-Unis), en 2008. anoldent / Flickr
. Famille d’ours polaires. USGS, Alaska Science Center