Article paru sur Reporterre le 13 septembre 2019
Petite morsure de froid dans le cou. Je regrette de ne pas avoir prévu un blouson plus conséquent. Dans l’obscurité, je lève le nez vers un ciel étoilé magnifiquement dégagé et, malgré l’éclairage de la Lune, mon pied bute sur une racine. Le sol est parsemé de lucioles solaires et de galets phosphorescents. Le temps de relever le regard, le faisceau de ma frontale percute la tête d’un lynx. Droit dans les yeux.
Nous sommes une petite quinzaine à arpenter cette forêt de montagne, en plongée de nuit. Demain 9 août a lieu la première édition de La Nuit des ours, à Vallorcine (Haute-Savoie), et nous sommes en mission de reconnaissance. Initiée par le metteur en scène engagé Bruno Boussagol, elle va réunir 200 personnes réparties en quatre groupes, pour assister tout au long du chemin à quatre performances artistiques, quatre moments proposés par les guides, et une scénographie in situ. Le lynx en fait partie, avec le loup, le cerf, la biche. Et l’ours. Des portraits fixés aux arbres, qui nous toisent au détour du sentier, comme pour interroger notre présence, à cette heure avancée de la nuit, sur leur territoire.
« Pourquoi Diable parler de fiction littéraire quand on fait de la politique ? »
Quand Bruno m’a contactée pour guider une de ces palanquées [1], je suis revenue sur ma résolution de ne pas bouger du mois d’août tant le dispositif me faisait envie. Et j’ai commencé à compulser mes récits d’ours, d’éléments naturels et de déambulations en forêt pour construire le récit en quatre séquences guidées de cette Nuit des ours.
« Pourquoi Diable parler de fiction littéraire quand on fait de la politique ? » Je m’attendais à cette question, qui n’est pas venue. Incongrue plus encore que mon choix littéraire, dans cette ambiance nocturne qui incite à la poésie davantage qu’à l’examen des politiques publiques. J’avais prévu d’évoquer brièvement le rôle de la fiction et de la littérature pour « désincarcérer le futur », puis de revenir sur quatre titres marquants, dans des registres et époques différents. Pour montrer que politique et poétique peuvent se marier joliment, et qu’il n’y a pas que les essais qui éclairent le présent. Pour donner envie de lire, encore, et de manier les mots comme des munitions…
Les mots mais aussi la musique, avec le quatuor féminin BB, qui joue à quatre violons des morceaux du compositeur hongrois Béla Bartók sous un tipi dressé pour l’occasion. La danse, avec Camille Mutel, installée en bord de rivière sur un tapis de sable gravillonné, qui décompose chacun de ses mouvements dans une tension corporelle incroyablement maîtrisée jusqu’à découpler l’outil du geste, la technique de l’humain. L’humour et le spectacle musical avec le touchant duo Soma, installé en haut d’une colline, adossé à la roche. Et l’émotion du témoignage, avec une Nathalie Vannereau bouleversante dans son interprétation digne, sobre jusqu’à l’os et pourtant emplie de chair, du texte sur Tchernobyl de Svetlana Aleksievitch Elena ou la mémoire du futur, sur fond de friche industrielle. Un arrêt dont on mettra plusieurs minutes à s’extraire, tragique déflagration incarnée, tant il est difficile de s’en relever.
Quatre titres pour construire un récit politico-littéraire
Entre chacun de ces moments offerts dans l’ambiance lunaire de la forêt, le groupe marche, croise des chevaux lancés au galop, découvre les installations de Land Art semées le long de l’itinéraire, et s’arrête pour m’écouter parler de ceux qui ont écrit la nuit, le vent, les ours et la forêt. Quatre titres pour construire un récit politico-littéraire… La sélection a été douloureuse, mais le premier était évident. L’homme qui savait la langue des serpents, d’Andrus Kiviräkh (2007), se déroule en Estonie au XIIIe siècle, avec l’arrivée des colons allemands, de l’agriculture céréalière et de la christianisation forcée. On y suit les derniers païens, de moins en moins nombreux, qui résistent à ce « progrès », persistent à vivre en forêt, y trouvent leurs moyens de subsistance, dialoguent et hibernent avec les serpents et même, parfois, flirtent avec les ours, ces plantigrades benêts et amoureux. Un roman sauvage et palpitant, où tant les colons du village moderne que les obscurantismes superstitieux et arriérés de la forêt en prennent pour leur grade, à prendre comme un récit fantastique ou comme une allégorie de la rupture d’harmonie « ancestrale et mythique » entre les humains et le reste du vivant. J’en lis un extrait, celui d’un grand-père chasseur de vents, qui les capture dans des sacs avant de les relâcher dans des batailles épiques et sanglantes. Ce sera mon lien avec la Horde du Contrevent, d’Alain Damasio (2004), la deuxième pause politico-littéraire sur la notion de quête, de collectif, sur l’élégance et la gratuité du geste combatif. Il y aura bien sûr un arrêt dédié à Dans la forêt, de Jean Hegland (2017), en lien avec Le Mur invisible, de Marlene Haushofer et Trois fois la fin du monde, de Sophie Divry, sur la perte de connexion avec la nature et l’effondrement. Trois histoires dans lesquelles des ruptures irrémédiables viennent jeter une lumière crue et cruelle sur la perte des savoirs naturels, de la connaissance des plantes à la capacité de survivre sans pétrole, sans État et sans électricité. Enfin bien sûr ce parcours de lectures se conclura avec La Longue Route, de Bernard Moitessier (1986) et Les Racines du ciel, de Romain Gary (1956), mon combo d’apothéose, pour le refus de parvenir, la figure du maverick et la dignité du présent.
La Nuit des ours nous a vus parcourir les escaliers labyrinthiques d’une ancienne colonie de vacances, encore imprégnée de rires et d’engueulades, terminer à minuit passé par une soupe à l’oignon dans le village autour de lectures teintées d’accordéon du poète libertaire Gaston Couté, s’extasier devant des villages de sorcières sylvestres, des racines zombies qui luisent dans le noir et des toiles d’araignée tissées par l’homme. Ma petite chambre lambrissée, les repas pris en commun, les moments de solitude à bouquiner en forêt, l’ambiance crépusculaire, l’exercice inédit de s’adresser à des visages qu’on ne distingue pas dans la nuit, de relayer à l’oral d’autres récits mêlés d’humain et de sauvage en frissonnant de plaisir et de froid… La Nuit des ours a été un moment de grâce et de frissons. La réaffirmation par le geste et les sens que la politique au sens noble du terme a aussi besoin de se nourrir de littérature et d’art, de ces moments hors les murs et les institutions faits d’arbres et de culture, sous peine de désincarnation, d’assèchement, et, in fine, de fossilisation.