Il y a un an, le journaliste Mathias Depardon et son accompagnateur Mehmet Arif étaient arrêtés en reportage à Hasankeyf en Turquie, où un projet de barrage menace la cité antique à majorité kurde. Le projet qui devait voir le jour en 2013 est vivement critiqué et les premiers dynamitages diffusés sur les réseaux sociaux l’été dernier ont relancé la mobilisation.
Alors que je rentre juste du Rojava en Syrie, et avant de m’atteler au récit de cette mission incroyablement riche, j’ai tenu à participer à la Journée mondiale d’action qui se tient aujourd’hui pour Sur et Hasankeyf en Turquie, en publiant cet article sur Mediapart “Journée mondiale pour Hasankeyf : les dessous d’un barrage à marche forcée”
Un désastre humain, culturel et environnemental
C’est aujourd’hui 28 avril 2018 la troisième journée mondiale d’action pour Sur et Hasankeyf. La ville d’Hasankeyf, sur les bords du Tigre, a 12.000 ans d’histoire. Son patrimoine archéologique exceptionnel (monuments assyriens, romains et ottomans, maisons troglodytes millénaires, vestiges d’un pont en pierre et d’une mosquée du 12e siècle…) remplit neuf des dix critères nécessaires à son classement au patrimoine mondial de l’Unesco. Comme me le disait Ayse Acar Basaran, députée (HDP) de la province de Batman interviewée en septembre dernier à Ankara : « Hasankeyf n’appartient pas seulement au peuple kurde. Des syriaques, turcs, kurdes, arabes, des milliers d’êtres humains ont vécu sur cette terre, et là-bas s’est construite leur histoire ». Malgré l’engagement du gouvernement de déplacer certains de ces monuments, la plupart seraient engloutis par le barrage.
La fédération européenne Europa Nostra pour la sauvegarde du patrimoine culturel et naturel, partenaire de l’Unesco, a identifié Hasankeyf comme l’un des sept sites les plus menacés au monde en 2016, et publié une déclaration le 29 juin 2017 déplorant que la Turquie, membre du Conseil de l’Europe (1), ne respecte pas les conventions de Granada et Valetta qu’elle a pourtant ratifiées respectivement en 1989 et 1999.
Mais au-delà de l’aspect culturel – qui n’a pas non plus suffi à sauver l’enceinte pourtant classée à l’Unesco de la vieille ville de Sur à Diyarbakir dont c’est également la journée mondiale – de nombreux autres problèmes se posent. La construction du barrage signifierait le déplacement forcé d’au moins 60.000 personnes, qui devraient pour la plupart rejoindre les faubourgs déjà surpeuplés de Diyarbakir ou d’Istanbul. De nombreuses espèces d’oiseaux, de mammifères, les tortues de l’Euphrate déjà en voie d’extinction, seraient menacées.
On peut imaginer que ce ne soit pas là les principaux motifs d’inquiétude du gouvernement Turc, c’est néanmoins ce qui a conduit au retrait, en 2009, des investisseurs européens de ce projet de plus de 1,2 milliard d’euros, pour cause de non-respect des normes environnementales et du risque de violations des droits humains.
Un intérêt économique contesté
La compagnie autrichienne Andritz, elle, est cependant restée. Le groupe emploie 25.400 salariés sur plus de 250 sites dans le monde (2). Son résultat net ne cesse de progresser depuis 2013, et près de 10 % de son activité concerne le traitement des eaux usées, ce qui pourrait s’avérer utile in fine. Selon Ercan Ayboga, ingénieur hydrologue : « Il y aura de gros problèmes de sédimentation et de pollution de l’eau, chargée en nitrates et en phosphates ». Le barrage réduirait en effet le processus naturel de purification de l’eau du Tigre, et des usines de traitement seraient prévues à Diyarbakir notamment selon un rapport de l’ONG suisse “La Déclaration de Berne” qui insiste sur les risques de pollution pouvant rendre l’eau impropre à la consommation. Voilà qui pourrait justifier les intérêts d’investissement d’Andritz dans un projet dont la pertinence économique est critiquée.
Toujours selon Ercan Ayboga, interrogé par Le Monde en 2006, la construction du barrage n’est pas rentable : « En Turquie, 21 % de l’électricité produite est perdue au cours de son transport. On peut facilement ramener ce taux à 10 % et ainsi économiser quatre fois la production annuelle d’Ilisu », une appréciation confirmée par la Déclaration de Berne qui souligne également l’absence de toute étude alternative.
Le projet semble se faire à marche forcée, malgré son coût important et un refus grandissant. Quitte à déroger à la loi : selon Dicle Tuba Kılıç, coordinatrice fleuves pour l’ONG environnementale Doğa interrogée en 2013, « le Conseil d’État a décidé d’interrompre la construction du barrage hydroélectrique car aucune évaluation des incidences du projet sur l’environnement n’a été faite. Notre organisation a porté plainte mais suite à ça, le gouvernement a changé la réglementation concernant les travaux hydrauliques afin de compromettre la décision du conseil d’État ».
Des enjeux géostratégiques bien réels
Au-delà des aspects culturels et économiques, des enjeux éminemment politiques se dessinent, dès lors qu’on regarde la situation géographique du projet situé sur les rives du Tigre qui traverse plusieurs pays jusqu’au Golfe persique. Or le barrage a été vivement critiqué par l’Irak et la Syrie, qui n’ont pas été consultés et accusent la Turquie de s’approprier les eaux coulant vers leurs territoires frappés par la sécheresse.
De fait, la Turquie est la seule, avec la Chine et le Burundi, à avoir refusé de voter la convention de 1997 des Nations-Unies concernant les cours d’eau qui traversent plusieurs frontières, et n’hésite pas à revendiquer sa souveraineté sur les eaux du Tigre sans se soucier de l’aval. C’est une des grandes inquiétudes des pays de la zone, qui se propage jusqu’en Iran avec la menace sur la zone humide de Hoor al Azim. Tous redoutent l’assèchement de leurs terres.
Inquiétude légitime, si l’on considère que le réservoir du barrage d’Ilisu a une capacité prévue de plus de 10 milliards de mètres cubes. Ce serait le troisième plus grand projet hydroélectrique de la Turquie, prévu pour fournir 3 % de la production nationale d’électricité, créer 10.000 emplois selon le gouvernement, et irriguer 1,7 million d’hectares de terres… Côté turc.
Selon Dicle Tuba Kılıç, « les voisins de l’Irak ne sont pas contre. De leur point de vue, ce serait un bon moyen d’affaiblir l’Irak sachant qu’ils sont en négociations avec ce pays dans le but de régler de nombreux problèmes y compris celui concernant la répartition de l’eau ».
… En plein territoire kurde
De l’avis de plusieurs observateurs, la politique de grands travaux de M Erdogan cache donc des enjeux géostratégiques clés dans la Région, en lien avec l’accès à l’eau mais aussi au territoire même dans lequel se situe Hasankeyf : le Kurdistan turc. Comme le souligne Ayse Acar Basaran : « Ce sont des barrages de guerre, c’est-à-dire que dans leur idée, ils vont construire un barrage partout là où la guérilla passe, pour qu’elle ne puisse plus passer ». Selon la députée, M. Erdogan utiliserait ce type de travaux pour ouvrir des passages militaires : « Ces passages vont jusqu’au sommet des montagnes, loin, pour qu’ils puissent y emmener leurs militaires, y installer des postes de contrôle, et y intensifier le conflit ».
La construction du barrage serait un moyen de faire pression sur les Kurdes, et d’entraver la guerilla dans cette région montagneuse marquée par les combats avec le PKK. Selon Dicle Tuba Kılıç toujours, « Si nous arrivons à prouver que le PKK ne se sert pas des montagnes où doit être construit le barrage comme lieu de passage entre le Turquie et l’Irak, nous arriverons peut-être à prouver que la construction du barrage n’est pas nécessaire ».
L’armée turque a également été accusée l’été dernier par des représentants de la société civile de provoquer des incendies pour « nettoyer » les montagnes kurdes de Dersim sous couvert d’opération « anti-drogues » ou « anti-terroristes », et des témoignages rapportent que les habitants ont été dissuadés d’intervenir pour combattre les flammes, comme en 2016.
Premiers dynamitages et mobilisation
Malgré l’état d’urgence décrété par M. Erdogan qui interdit tout rassemblement public et manifestations, la mobilisation reste active. L’Initiative pour sauver Hasankeyf regroupe 56 maires de la région, des scientifiques, des ingénieurs et des ONG ; plusieurs documentaires ont été réalisés ; des sites recensent les actions et argumentaires disponibles. Et les images des premiers dynamitages postées il y a quelques mois sur les réseaux sociaux ont accéléré la diffusion de l’information. Le député HDP Mehmet Ali Aslan a déclaré aux Observateurs de France 24 : « Quand j’ai vu les vidéos sur les réseaux sociaux, j’ai d’abord cru que c’était Daech en train de détruire Palmyre. J’étais sous le choc ». Il s’est symboliquement enchaîné à la roche pour protester. La préfecture de Batman a quant à elle nié l’utilisation d’explosifs, malgré les vidéos attestant du contraire.
Tous les ingrédients semblent réunis pour mobiliser l’opinion internationale. A Ankara en septembre dernier, Ayse Acar Basaran concluait ainsi notre entretien : « Dernièrement, Monsieur Erdogan a déclaré à la télévision « quoi qu’il arrive je terminerai ce barrage », et il veut que ce barrage s’achève. C’est pourquoi nous lançons un appel aux peuples : venez pour que nous soyons les gardiens de cette Histoire, ce n’est pas seulement l’Histoire des kurdes, c’est celle de tous. (…) De la même façon que nos ancêtres, les peuples qui nous ont précédés, nous ont légué cette terre après y avoir vécu, et ont préservé l’Histoire jusqu’aujourd’hui, nous pouvons nous aussi léguer cette Histoire à nos descendants et empêcher qu’elle soit noyée ».
Notes :
Première série de reportages de Mathias Depardon réalisée en 2012
(1) Malheureusement le Rapport d’information du parlement européen : « Aspects culturels du projet relatif au barrage d’Ilisu – Turquie » aboutit à une page “Erreur 404”.