Chronique publiée sur Reporterre le 27 février 2021
Dans la nuit du 16 au 17 février, dans la vallée de la Drôme, le feu a détruit un poste répartiteur d’Orange. Comme huit mille abonnés, je me suis réveillée sans téléphone fixe ni portable, sans wifi ni 4G. L’occasion de s’interroger sur la place du numérique dans nos vies.
Ce 17 février était un mercredi, jour de marché, haut lieu de circulation d’informations dans le Diois. On y apprit l’incendie de Crest. La première réaction spontanée, disons-le, fut un sentiment de jubilation, celle de l’irruption d’un imprévu dans cette période qui en manque tant. Et puis le penchant technocritique en nous était ravi de ce grippage des rouages du numérique qui régissent nos vies. Surtout depuis un an où tous les échanges transitent par les écrans et où la « visio » commence à nous flanquer des allergies.
En ville, certains distributeurs de billets ne fonctionnaient plus, les paiements par carte bleue non plus. Le buraliste se désolait de ne plus pouvoir vendre de jeux à gratter. Les fumeurs cherchaient nerveusement des pièces dans le fond de leur poche pour s’acheter un paquet. Des restaurateurs, déjà fermés pour cause de Covid, ne recevaient plus les commandes à livrer. Les commerçants sur le marché écrivaient des reconnaissances de dette sur des bouts de papier. On naviguait entre exaspération et joyeux bazar.
L’exercice est édifiant sur l’omniprésence du numérique dans nos vies. Il a suffi d’un incendie pour paralyser une grande partie de l’activité. Mais il faisait beau ce jour-là et il planait un parfum d’école buissonnière, celui des jours chômés en milieu de semaine. Le plaisir enfantin de l’événement impromptu qui reporte les devoirs, avec une excuse en or.
On avait à peine eu le temps d’entrevoir une autre manière de s’organiser, que la récréation était terminée
Un mince filet aléatoire laissait filtrer quelques textos, on en profitait pour décaler les rendez-vous prévus et le reste de la journée se passa loin des écrans, pour la première fois de l’année. On redécouvrait le jardin qui avait sommeillé loin des mains tout l’hiver. Il restait quelques noix à glaner, de menus travaux à effectuer qu’on avait laissés de côté, les framboisiers à tailler. Le pêcher laissait deviner les futures fleurs à travers ses bourgeons. On avait presque l’impression de renaître.
Quelques réflexes subsistaient néanmoins et ils sont coriaces. Un coup de fil à passer ? On décrochait le téléphone pour entendre un message de panne. Un renseignement à chercher sur un citronnier malade ? On saurait plus tard. Un tour sur Internet pour trouver les sous-titres d’un film qu’on se proposait de regarder ce soir ? On ferait sans.
Le lendemain, quand on reçut le message d’Orange nous indiquant qu’il allait falloir attendre le 3 mars, on faisait moins les fiers. Deux semaines sans aucun réseau, quand on travaille de chez soi, ça commence à être compliqué. Ce fut la razzia chez le revendeur local de boîtiers relais qui transforment la 4G en wifi, en se connectant chez un opérateur qui lui n’avait pas été touché par l’incendie. Dans la queue des clients, le stress était palpable. Tout le stock s’écoula rapidement et beaucoup repartirent les mains vides. Mais surprise, juste au moment de brancher le boîtier convoité, le réseau revint. Tout. Le fixe, le mobile, le wifi, la 4G. Et on reçut en simultané un texto d’Orange, navré de nous apprendre qu’il allait falloir attendre le 12 mars pour la réparation de la panne. Alors que tout fonctionnait de nouveau. Méfiants, on se dit qu’on allait quand même garder le boîtier.
Avec le retour du réseau, une avalanche de courriels, de notifications, de messages et de stress débarqua sur les fils, les applications, tous les moyens possibles et imaginables que l’on trimballe désormais dans ce petit rectangle de 20 cm sur 10. Et là on se dit que la reconnexion était arrivée trop tôt, ou trop tard. On avait à peine eu le temps d’entrevoir une autre manière de s’organiser, que la récréation était terminée.
En allant faire un tour sur les fils d’actualité de la presse quotidienne régionale, on n’en apprit pas beaucoup plus sur les incendies. En revanche, le registre sémantique utilisé était notable. Certains parlaient de « feu criminel » et de « prise d’otages ». Les articles évoquaient la sempiternelle « ultragauche » et rappelaient qu’une centaine d’antennes relais avaient été dégradées l’année dernière, sans mention des causes ni des revendications.
Je n’ai pas envie de m’adapter à une vie entièrement numérique
Bien sûr, on n’était pas tous logés à la même enseigne face à la panne. Les équipes du centre hospitalier de Crest notamment, privées de téléphone, n’ont pas dû ressentir un gramme de jubilation. Mais cela justifiait-il de titrer sur des abonnés « pris en otage » ? Il y a un profond malaise à voir utilisées des expressions comme celle-ci, tout comme « Khmers verts » ou « ayatollahs de l’écologie ». Issus d’une réalité dramatique, employés à tort et à travers par des politiciens sans vergogne, ces termes devraient être proscrits de tout procédé journalistique.
Mais examinons cette rhétorique de plus près : dès le début de l’interruption, un texto nous a informés que les services d’urgence restaient joignables. Le réseau passait. Il est d’ailleurs resté disponible pour les autres opérateurs. Ce qui a empêché les appels au CHU de Crest de passer et les commerces de fonctionner, c’est qu’ils n’étaient pas chez le « bon » opérateur. Une question devrait s’imposer, qui n’est nulle part évoquée : celle de la dépendance du fonctionnement des services publics et établissements de santé au bon vouloir d’opérateurs privés, qui se découpent le territoire en fonction de parts de marché depuis le démantèlement de l’opérateur public. Il était tout à fait possible de fournir une couverture réseau aux services essentiels, comme cela a été fait pour le 15 et le 18. L’incendie n’est qu’une cause immédiate et conjoncturelle qui aurait pu être contournée, une manière commode de ne pas s’interroger sur les causes structurelles.
Vivre en zone rurale, c’est bien souvent devoir composer avec une connexion défaillante. Les interruptions de réseau ne sont pas rares dans notre village. La connexion va et vient, certains jours plus que d’autres. On apprend à être patient et on s’organise en conséquence, en reportant ce qui peut attendre et en se rendant compte in fine que peu de choses sont réellement graves et urgentes. C’est parfois pénible, mais aussi émancipateur par bien des aspects. C’est la raison pour laquelle j’ai toujours décliné les invitations à signer les nombreux appels adressés à Orange, demandant à l’opérateur de mieux se déployer jusqu’aux coins les plus reculés.
Parce que je ne peux m’empêcher de penser aux personnes électrosensibles pour lesquelles vivre loin des ondes est une question de santé et de survie. Parce que je n’ai pas envie de m’adapter à une vie entièrement numérique, elle l’est déjà bien assez. Parce que je suis effrayée du temps que passent nos enfants devant les écrans, aliénés à la dopamine et aux écrans de publicité. Parce que j’aime l’idée qu’il reste des endroits où le réseau ne passe pas, des espaces de liberté et de repos où aucune notification ne vient vous rappeler à l’ordre ni à la société. Parce que j’ai protesté contre le projet de la Région d’installer des relais wifi en montagne derrière chaque rocher. Parce que je tiens au droit à s’échapper de l’emprise des technologies qui nous traquent et qu’avec le projet de loi Sécurité globale, vivre loin des réseaux sera peut-être le seul moyen de ne pas être sans cesse surveillés. Parce que le numérique véhicule l’illusion de l’immatériel tout en consommant des quantités astronomiques de matière et d’énergie qu’on devrait de toute urgence économiser. Et parce que j’ai connu le temps où on faisait sans et qu’un jour peut-être il faudra de nouveau s’en passer.
Que savons-nous encore faire nous-mêmes, sans la béquille des réseaux ?
Comment ferons-nous, alors qu’avec le monde désormais à portée de clavier, nous n’ouvrons plus un dictionnaire, que nous ne mémorisons plus la date d’un film ni une recette de cuisine, que les « tutos » ont remplacé la transmission de gestes séculaires ? Que savons-nous encore faire nous-mêmes, sans la béquille des réseaux ? Quand on songe que les infrastructures ferroviaires, les réseaux d’approvisionnement en eau ou en électricité sont pilotés à distance et régis par des algorithmes, le vertige devrait nous saisir. Notre dépendance au numérique est certainement une de nos plus grandes vulnérabilités.
Cet épisode en a été la démonstration. En novembre 2019 déjà, des chutes de neige avaient privé trois cent mille foyers d’électricité dans la région. Qu’elle soit d’origine volontaire, accidentelle ou naturelle, chaque panne devrait nous fournir matière à réflexion et, plutôt que de réclamer une couverture accrue et son accélération avec la 5G, nous inciter à nous émanciper du tout-numérique, à regagner une marge d’autonomie et donc de sécurité.
Ce matin, deux mille huit cents abonnés sont encore privés de téléphone et d’Internet. Et les textos d’Orange continuent d’être désolés. Sur un site de presse locale, le témoignage de la personne qui a alerté sur l’incendie est précédé d’une publicité Orange à l’ironie mordante. Il s’agit d’un spot vidéo qui dénonce les « dérives du digital » auprès des jeunes, avec un programme intitulé « MDR » pour « manque de repères ». Il est aujourd’hui impossible de vivre sans numérique. Impossible de l’éradiquer de nos vies. Mais faut-il vraiment pour autant apprendre à « vivre avec » ? À défaut de s’en passer, peut-on au moins éviter d’y noyer nos vies ?
Photo montage : © Marion Susini / Reporterre