Entretien publié sur vert.eco le 17 mai, réalisé par Juliette Quef
Pour son prochain hors-série « Comment nous pourrions vivre » (actuellement en prévente), le magazine Socialter a confié l’orchestration de ses 180 pages à l’écrivaine et militante Corinne Morel Darleux. Entretien avec l’autrice qui vit au pied du Vercors et refuse de séparer esthétique et politique.
Vous avez été invitée par Socialter pour assurer la rédaction en chef de leur nouveau hors-série. Quelles ont été les prémices de cette collaboration ?
Socialter et moi avions des antécédents politico-amicaux : j’avais écrit des articles dans leurs colonnes, Socialter avait publié un portrait de moi et une chronique de mon essai Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce, paru chez Libertalia en 2019. Par ailleurs, j’avais suivi avec beaucoup d’intérêt la sortie des hors-séries avec Alain Damasio, Geneviève Azam ou Baptiste Morizot.
Début février, Philippe Vion-Dury et Clément Quintard m’ont proposé d’être la prochaine rédactrice en chef invitée. On entrait dans une séquence d’élections présidentielle et législatives ; Zemmour tournait en boucle sur nos écrans. On ne s’attendait pas franchement à vivre un moment réjouissant. L’objectif du hors-série était de redonner de l’élan et des horizons, après cette séquence, pour garder l’envie d’agir. J’ai tout de suite accepté. Ce furent quatre mois de travail intense, qui se sont particulièrement bien passés.
L’exercice m’a permis de déployer une grande partie de mon univers politique, militant et poétique. Une opportunité fantastique ! Bien sûr, j’ai quelques regrets, comme Annie Le Brun ou Mona Chollet qui n’étaient pas disponibles, mais je suis très heureuse du résultat, l’ensemble a fière allure.
On y parle d’utopies et d’élans, sans niaiserie ni candeur : il ne s’agit pas d’un « feel-good » magazine, ni de redonner « espoir ». L’espoir a provoqué beaucoup de dégâts et génère surtout des désillusions. En revanche, on s’est efforcé de rouvrir des horizons politiques. « Rester lucide et sortir de l’amer », comme je l’écris dans mon édito. Pour cela, nous devons montrer d’autres manières de vivre – qui, pour certaines, existent déjà –, et lancer des pistes pour, par exemple, réhabiliter le beau et la poésie en politique.
Pour s’opposer à ce monde, « il faut aussi chercher la force de dire non, lorsque le refus devrait être un devoir », dites-vous dans votre livre Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce (Vert). Récemment, lors de leur cérémonie de remise de diplômes, huit étudiant·es d’AgroParisTech ont appelé leurs camarades de promo à « déserter ». Est-ce que c’est ça l’élan, le « refus de parvenir » ?
Le refus de parvenir est une notion qui a été définie par Albert Thierry au début du XXème siècle et qui a longtemps été confinée aux réseaux libertaires. Il s’agissait de refuser les honneurs et les privilèges tendus par les classes dominantes à certains éléments « méritants » des classes populaires pour, in fine, les mettre à leur service. Refuser de parvenir, c’était en quelque sorte refuser de trahir sa classe sociale pour une carrière ou des médailles. Dans mon essai, j’ai repris ce concept pour l’élargir et le mettre en rapport avec la situation de chaos écologique et social que nous traversons actuellement. Refuser de parvenir, ce n’est pas abandonner toute ambition, mais refuser que celle-ci se fasse au détriment des autres et des écosystèmes.
Le terme de « désertion » utilisé par les étudiants d’AgroParisTech interroge. J’entends certains dire : déserter, d’accord, mais pour faire quoi ? Il faudrait rester pour lutter. Mais en réalité personne ne part et c’est ce qui m’intéresse dans leur geste, les pistes qu’il ouvre. Ils ne désertent pas, en réalité, mais bifurquent et font sécession du système en appelant à rejoindre des initiatives comme les Soulèvements de la Terre.
Ces prises de position restent marginales, il faut rester lucide, mais je ne peux que me réjouir qu’elles se multiplient et que le refus de parvenir se propage et se concrétise ! Bien sûr, de tels refus ne sont pas possibles pour tout le monde et trop souvent cela reste un privilège : c’est d’autant plus une obligation morale pour les personnes qui le peuvent, les jeunes en études supérieures, celles à des postes élevés, d’être en première ligne.
De magnifiques engagements collectifs peuvent découler du refus et de la sécession. Dans le hors-série, il y aura deux longs reportages. Le premier se penche sur l’Atelier paysan, une coopérative très engagée d’une trentaine de salariés qui organise des formations à l’autoconstruction agricole pour aider les paysans à s’émanciper de l’agro-industrie et des technologies numériques. Le deuxième reportage se déroule à Longo Maï, dans les Alpes-de-Haute-Provence, une communauté politique créée en 1973 qui a essaimé dans le monde entier et pratique l’autonomie collective en s’affranchissant au maximum du système marchand, tout en créant de nombreux liens d’entraide et d’inter-dépendance. Son internationalisme a permis par exemple récemment de mettre en œuvre d’importantes actions de solidarité avec l’Ukraine.
Cette autonomie politique et matérielle sera également explorée dans un long entretien avec Aurélien Berlan, qui a publié l’un des essais les plus réussis que j’ai lus récemment [Terre et liberté, la quête d’autonomie contre le fantasme de délivrance, éditions La lenteur, 2022].
Que peut-on opposer à ce monde « destructeur » et « laid » ?
Une partie importante du hors-série est dédiée à réhabiliter le droit à la beauté comme revendication politique, avec notamment un très beau texte d’Adeline Baldacchino.
J’aime beaucoup cette phrase attribuée à Paul Virilio : « on peut s’émerveiller du monde tout en s’en inquiétant ». Il y a une époque où l’on pouvait être romantique et révolutionnaire. On pouvait s’appeler Rosa Luxemburg, être une grande militante, et s’inquiéter des bourgeons au printemps ou observer les mésanges sans que cela diminue en rien sa radicalité. Un temps où Elisée Reclus écrivait l’histoire d’un ruisseau et Romain Gary celle d’éléphants sauvages. Personne ne songerait à les taxer de naïfs, encore moins de ridicules évaporés… La chose politique peut se combiner à une forme de poésie, d’aménité. Les petits soldats de la politique qui se moquent de la poésie passent à côté d’une dimension importante de l’engagement et alimentent, précisément, le désintérêt pour la politique.
L’élan se nourrit aussi d’esthétique. Ce n’est pas un à-côté, ni début de défaite, ni aveu de faiblesse. Pour cette partie, j’ai été beaucoup inspirée par un recueil de correspondances de Rosa Luxemburg, paru récemment aux éditions Libertalia, qui s’intitule Commencer à vivre humainement – ce qui aurait pu être le titre du hors-série ! Ses réflexions donnent une grande force pour ne pas se laisser embarquer dans une course au virilisme et à la dureté, trop souvent alimentée par les réseaux sociaux.
Dans ce numéro, il est prévu une cartographie des utopies réelles : « des initiatives qui, en France, sont en train de redessiner les frontières du possible ». C’est important, pour vous, d’inscrire les utopies dans les territoires, d’en faire une géographie ?
La cartographie est le reflet illustré de ce que j’appelle « l’archipélisation des îlots de résistance ». De nombreux lieux mettent déjà en pratique l’autogestion, la résistance au système ou préfigurent les alternatives. L’autarcie de repli n’est plus une option et je ne suis pas fan du pur localisme, mais c’est sans doute à cette échelle du lieu où l’on vit que peuvent se nouer les alliances politiques et affinitaires les plus fortes ; l’ancrage sur un territoire permet d’être en prise avec un vécu commun, des attachements partagés. Néanmoins, ces îlots n’ont pas vocation à rester isolés, mais à se constituer en archipels afin de s’épauler, bâtir une stratégie commune et s’étendre.
Avec cette cartographie, nous nous inscrivons dans le travail de recension déjà lancé par Reporterre ou Basta, les liens tissés par les Soulèvements de la terre, Terres de luttes et bien d’autres. C’est une cartographie très subjective, non pas des luttes stricto sensu, mais de « comment nous pourrions vivre ». Avec la foncière Antidote qui défend la propriété d’usage ou l’association AequitaZ par exemple, qui travaille avec des collectifs de précaires et de chômeurs, ou encore la coopérative Fréquence commune, qui regroupe des élus sur les bases du municipalisme libertaire et s’inspire du Rojava, territoire auto-administré en Syrie sur lequel nous aurons d’ailleurs également un beau papier.
Vous l’avez dit, la littérature occupe une place importante dans ce numéro. On aura d’ailleurs le plaisir d’y découvrir une nouvelle inédite de votre cru. De quoi parle-t-elle ?
Oui, la dimension littéraire se devait d’avoir une place importante ! Nous avons reçu un témoignage poignant de la romancière Jean Hegland sur l’incendie qui a ravagé la forêt dans laquelle elle vivait, et qui a inspiré son très beau roman « Dans la forêt », au moment des grands feux de Californie. Jean est aussi une amie, une femme d’une générosité extraordinaire, et j’ai été très touchée par son récit. Je lui avais envoyé un exemplaire dédicacé de mon essai à sa sortie ; elle l’avait annoté et rangé dans sa bibliothèque. Lui aussi est parti en fumée… Notre lien s’en est trouvé renforcé, d’une manière très émouvante. Je suis d’autant plus heureuse de publier ce témoignage.
Nous avons aussi une très belle nouvelle de Sylvie Tanette, l’autrice de « Un jardin en Australie » et de « Maritimes ». Quant à moi, j’ai eu envie d’imaginer une sorte d’« autobiographie future » en me projetant en 2050, au pied des falaises du Vercors, là où je vis. Le texte se déroule dans un monde dévasté par le chaos climatique, dont les structures sociales ont été totalement désorganisées. C’est l’appel d’une mère à son fils, qui revient au pied du massif montagneux où il a grandi.
Je laisserai le mot de la fin à William Morris, qui nous a inspiré le thème de ce hors-série, « comment nous pourrions vivre ». C’est le titre d’une de ses conférences, publiée en 1887, qu’il concluait par cette phrase : « Quand alors nous regarderons notre passé, nous nous demanderons comment il est possible que nous ayons pu accepter de vivre aussi longtemps comment nous vivons aujourd’hui ». Le but de ce hors-série, finalement, c’est que ce présent insoutenable devienne notre passé le plus rapidement possible.