Ma dernière chronique pour le magazine Imagine de mars-avril 2022. Empreinte de mes recherches en cours, décalée et plus personnelle que d’habitude peut-être… L’occasion aussi de signaler que le nouveau numéro est en kiosques. Ma chronique s’y penche cette fois-ci sur l’intermittence énergétique, la vie saisonnière et le paradoxe de l’injonction consistant à “vivre avec son temps”.

*

Avez-vous déjà éprouvé ce sentiment qu’un défunt avait déposé ses propres gestes entre vos bras ?

J’ai depuis longtemps la sensation que ma mère continue de fumer à travers moi. Que cette cigarette qui se consume entre mon index et mon majeur est une manière de faire perdurer le souvenir de la femme qu’elle fut. Je l’ai toujours connue avec une sèche à la main, des cendriers dans chaque coin, allant jusqu’à se relever la nuit pour inhaler sa dose de nicotine. J’ai commencé à fumer à quinze ans, en allumant ses clopes quand elle était au volant. Bien sûr, les temps ont changé et j’aurais pu trouver un in memoriam moins toxique. Mais je n’ai pas vraiment choisi. C’est comme si son fantôme avait décidé pour moi.

L’éthologue et philosophe Vinciane Despret évoque cette puissance des morts à « nous faire faire » : si le mort est matériellement disparu, il n’en continue pas moins à produire des effets. Citant Gilles Deleuze, qui définissait l’éthologie comme la « science pratique des manières d’être », Vinciane Despret s’interroge sur cette manière qu’ont les morts de rester présents, une « redoutable puissance » qui consiste parfois à « nous pourrir la vie », mais nous rend aussi capables de faire des choses. Coïncidence amusante, elle illustre son propos par une cigarette : celle que fume le père dans un strip de Mafalda ; la petite fille croit alors que c’est la cigarette qui fume son père. Elle n’a qu’à demi tort, nous explique l’éthologue, la cigarette fait fumer le père. Mon addiction serait donc le résultat conjugué de ma propre action, de la présence de la cigarette et de celle de ma mère.

C’est sans doute un legs inhabituel, mais après tout1. Dans ses travaux, Vinciane Despret critique la batterie de normes qui accompagne l’injonction sociale à « faire son deuil » – parler du défunt au passé, défaire les liens et cacher son chagrin, franchir successivement des étapes labellisées… Elle invite au contraire à imaginer ses propres rituels, sans trancher entre entre « rationalité et enchantement », citant « le fait de porter les chaussures de sa grand-mère pour arpenter le monde »2. Comme un écho à l’écrivaine Joan Didion qui, après la mort soudaine de son mari, refusa de se séparer de ses chaussures. Contre toute évidence, elle attendait qu’il revienne ; il risquait donc d’en avoir besoin. Elle vivra ainsi une « année de la pensée magique », titre de son récit.

Je n’avais pas ces références lorsque j’ai écrit Là où le feu et l’ours. Il est pourtant lui-même traversé de mémoire et d’oubli, de transmission aussi. J’y conte la filiation puissante qui se noue entre le personnage principal Violette et une jeune fille, Cheyenne, qui nous murmure à la mort de Violette : « je l’accueillis en moi. Tout ce qu’elle était infusa mes sens et mon esprit. Des jeux de main qui étaient les siens firent leur apparition dans ma gestuelle. Un accent qui n’était pas le mien teintait la fin de mes phrases. Je me mis à raffoler des mangues séchées qu’avant je détestais. (…) Quand on enterra Violette près de la caverne de l’oubli, je ne pleurai pas. Je souris tendrement en nous caressant le bras. Elle était là, avec moi. »

On peut trouver une consolation à vivre les morts, à leur faire une place dans nos vies, chacun à sa manière. Une occasion peut-être aussi de redonner, sans offenser le réel, une place singulière à l’imaginaire.

*

1 Je me dois de préciser que Fumer tue, bien sûr

2 Émission « Les idées larges » diffusée sur Arte (2021) et Entretien avec Philosophie magazine (janvier 2022) – Vinciane Despret est l’autrice de “Au bonheur des morts”, La Découverte, 2015

Photographie : DR – Anna Karina