Failles de modernité : des espaces-temps où, à la faveur d’une panne ou d’un égrégore récalcitrant, surgit un joyeux désordre. Voici la chronique que j’ai écrite pour le magazine Imagine de novembre-décembre derniers.
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Il existe une mécanique perfide de la modernité. Pour à peu près n’importe quelle activité, il faut désormais se conformer à une batterie de normes et franchir une série d’obstacles quasi-initiatiques.
Ainsi, pour pouvoir commander au restaurant, il faut maintenant cibler un signe cabalistique avec son ordiphone, ce qui suppose déjà d’avoir un de ces engins, puis de s’être munie de l’application correspondante et enfin d’avoir des batteries chargées. Les menus en papier se sont purement et simplement volatilisés. Et au moment de régler, à l’heure des montres-porte-monnaie-connectées-sur-votre-rythme-cardiaque, le simple fait de payer en liquide vous attire au mieux des regards ironiques, au pire des sourcils froncés. Et encore y a-t-il des êtres humains, dans un café ! Devant les automates qui pullulent, de la « dématérialisation » des services de l’État aux caisses de supermarchés, il est extrêmement difficile de parlementer avec une machine qui s’obstine à vous demander des références que vous n’avez pas ou à afficher une erreur 404 du plus mauvais effet. Je ne parle même pas des têtes de voie ferrée en gare, où les gens s’entassent devant des tourniquets sans réussir, une fois sur deux, à bip-flasher le QR-code de leur billet. Heureusement les génies de la modernisation de la SNCF ont pensé à tout : en cas de panne de batterie, vous pouvez pédaler furieusement sur un vélo statique en gare pour produire l’électricité qui vous permettra d’afficher enfin votre billet numérique sur l’écran, sur lequel une notification vous annonce que votre train est annulé.
Plus sérieusement, il est délicat de convaincre que tout cet arsenal technologique est destiné à simplifier nos vies, tant il les embarrasse. De plus en plus, les flux sont cadenassés, les à-côtés empêchés et la fantaisie éradiquée. On ne peut même plus s’embrasser sur un quai, le mouchoir à la main et courser le train qui emporte l’être aimé…
Et pourtant, il existe des failles de modernité. Des espaces-temps où, à la faveur d’une panne ou d’un égrégore récalcitrant, surgit un joyeux désordre – assez naturel en somme si on considère le caractère intrinsèquement foutraque du genre humain, mais qui surprend dans une époque de plus en plus compassée. C’est la voix de la conductrice du métro ou du chef de train qui, soudain, déraille du laïus habituel et plaisante sur l’actualité. C’est tellement inattendu, tellement réjouissant ce simple pas-de-côté, que généralement les passagers en sourient encore des minutes après. C’est le ferry de nuit pour la Corse, dont je ne comprends toujours pas comment l’embarquement peut être aussi bordélique alors qu’il existe des traversées, plusieurs fois par jour, depuis des années. La dernière fois, on est restés bloqués dans nos voitures pendant deux heures à quai. Ça a rouspété cinq minutes pour la forme, mais ça s’est rapidement poursuivi en un joyeux bazar de discussions entre les véhicules, assis sur les capots, les coffres servant de canapé pour un gigantesque apéro improvisé, chacun sortant qui une bouteille de vin, qui un paquet de biscuits vite mis en commun. Un camionneur a poussé l’autoradio, on s’est retrouvé avec un florilège de rock indépendant des années 90 à fond et c’était bon.
Délirer, du latin delirare, signifie « s’écarter du sillon ». Ces petits moments où la machine se grippe sont jubilatoires. Alors sus aux process, à la modernité et aux applications : délirons !