Chronique publiée sur Reporterre le 31 octobre 2023

Depuis un train, samedi dernier, j’ai fait mon tour quotidien de la presse, plus douloureux chaque matin. Était-ce le combo de pluie, de gris et de Paris, ou l’audience de la veille au Conseil d’État contre la dissolution des Soulèvements de la Terre ? Le monde avait un goût amer.

En prévision de cette audience où je représentais l’Atelier Paysan, un des co-requérants, j’avais lu l’intégralité des mémoires en réplique des avocats de la défense. J’avais trouvé ces textes passionnants et d’intérêt public, j’avais envie de les envoyer à la terre entière.

On y apprenait par exemple que le rappel des droits des manifestants était considéré comme un élément à charge par le ministère de l’Intérieur, tout comme la présence d’une base arrière et celle de médics sur place : ce dispositif prévu pour prendre soin des personnes était considéré comme une preuve que des violences étaient anticipées. Certes. Faut-il rappeler qu’à Sainte-Soline les forces de l’ordre ont utilisé, sur des personnes désarmées, des « grenades lacrymogènes fumigènes équipées de dispositifs de propulsion à retard dont l’utilisation en conflits armés est interdite par la Convention sur l’interdiction des armes chimiques du 13 janvier 1993 » comme l’indique le mémoire en réplique des avocats ?

L’incroyable absence de second degré des pouvoirs publics

Malgré la gravité du sujet, je m’étais délectée de l’explication des différences sémantico-juridiques entre provocation et apologie. Certains passages de ces mémoires en réplique, qui relevaient l’incroyable absence de second degré des pouvoirs publics, avaient même réussi à me faire sourire. Ainsi de ce post indiquant ironiquement « Le gouvernement : veut dissoudre les Soulèvements de la Terre. La terre : se soulève » à l’occasion d’un séisme naturel intervenu en juin dans les Deux-Sèvres.

Un message versé à charge par le ministère de l’Intérieur qui révèle une absence totale d’humour, un sens aigu de la manipulation ou une inquiétante bêtise dont on trouvera d’ailleurs le reflet dans une autre audience, au procès de l’affaire dite du 8 décembre, où la présidente du tribunal s’est inquiétée des plans d’une cérémonie officielle trouvés dans le téléphone d’un des prévenus. La préméditation d’une attaque ? Non. Juste une image détournée d’un point presse montrant le préfet Didier Lallement en train de détailler une zone sur les Champs-Élysées, sur laquelle on devine aisément la forme d’un pénis. Je n’ose penser aux moyens déployés pour pouvoir dégainer de telles preuves d’un projet terroriste.

Cela m’avait échappé, j’ai appris à l’occasion de cette audience que la représentante du ministère de l’Intérieur avait indiqué que les 155 000 signataires se revendiquant des Soulèvements de la Terre entraient de facto dans le scope des renseignements territoriaux. Les implications d’une éventuelle dissolution sont vertigineuses, tant du point de vue de la jurisprudence, que des effets en termes de surveillance et du champ encore élargi de la répression. Où se situent les limites, que deviennent les libertés publiques, si le fait de signer un appel autorise le gouvernement à vous mettre sur écoute ?

À Sainte-Soline, les gendarmes ont utilisé des « grenades lacrymogènes fumigènes équipées de dispositifs de propulsion à retard dont l’utilisation en conflits armés est interdite par la Convention sur l’interdiction des armes chimiques du 13 janvier 1993 ». © Les Soulèvements de la Terre

On ne peut que redouter en outre qu’une telle décision, si elle était prise, n’alimente une catastrophique confusion éthique entre atteinte aux biens et violence contre les personnes. L’atteinte aux biens, en l’espèce, a été qualifiée par le juge des référés du Conseil d’État de symbolique et limitée, utilisée dans un contexte de défense de l’environnement. C’est ce qui a motivé la suspension de la dissolution en août et aucun fait nouveau n’a depuis été apporté au dossier.

Quant à la violence contre des personnes, outre les dénégations publiques répétées [1], le Conseil d’État confirmait alors que « ni les pièces versées au dossier, ni les échanges lors de l’audience, ne permettent de considérer que le collectif cautionne d’une quelconque façon des agissements violents envers des personnes ».

Selon la Cour européenne des droits de l’Homme — et le sens commun —, les atteintes aux biens constituent des infractions de faible intensité, à distinguer des violences contre les personnes. Cela semble une évidence, et pourtant. Pendant sa plaidoirie devant le Conseil d’État, le rapporteur public estimera qu’aucune cause, aussi légitime soit-elle, ne justifie de « graves troubles à l’ordre public » — condition de l’arme ultime qu’est la dissolution. Cette assertion m’a plongée dans une profonde perplexité.

Ces dégâts étaient une paille dans l’océan des profits de Lafarge

Quelle est donc la gravité du trouble causé à l’ordre public d’une porte dégondée, d’une pelouse de golf abîmée, d’une pompe démontée ou même d’un camion incendié ? Le groupe Lafarge a lui-même reconnu que les dégâts provoqués en marge d’une mobilisation étaient une paille dans l’océan de ses profits, quelques milliers d’euros à rapprocher des 735 millions de l’amende qu’il a payée pour avoir collaboré avec Daech en Syrie.

La variabilité du grave et du dérisoire, le signe égal que trace le terme de terroriste entre des réalités opposées, l’étrange hiérarchie de la violence et de la légalité ne laissent pas de m’étonner. J’aimerais d’ailleurs que soit plus souvent rappelé que la bassine de Cram-Chaban a été jugée illégale par la cour administrative d’appel de Bordeaux en 2022, que les travaux de la retenue de La Clusaz ont été suspendus par le juge des référés à Grenoble ou encore que le tribunal administratif de Poitiers vient d’annuler à son tour quinze projets de bassines. La loi nous donne raison. Les Soulèvements auraient-ils pour seul tort d’être en avance sur l’histoire ? Et, pour reprendre le bon mot d’un des avocats, quel sens cela aurait-il d’accuser un mouvement qui s’active face au feu d’avoir jeté un seau de travers ?

Quant à la justesse de la cause défendue, comment ne pas la prendre en considération ? Faut-il aller jusqu’à reparler de l’esclavagisme, de l’apartheid, du droit de vote des femmes, de l’interdiction du travail des enfants, de la peine de mort ? Évidemment que la nature de la cause importe. Et le fait qu’aient été regroupés dans la même audience, avec le même avis défavorable du rapporteur public, des collectifs aussi différents qu’un vaste mouvement de défense des terres et de l’eau, et un groupuscule néofasciste accusé d’agressions racistes et d’appels à la haine, ne peut qu’inquiéter. La justice ne peut être aveugle à ce point.

Un cas d’école de l’absurdité où tout peut être retenu contre vous

Las, ce vendredi était aussi le dernier jour d’audience du procès de l’affaire dite du 8 décembre, que j’avais suivi jour après jour grâce à des chroniques collectives et dont on ne connaîtra l’issue que le 22 décembre. Huit vies suspendues, un cas d’école de l’absurdité où tout, vos lectures, vos idées politiques, vos copains d’un jour et le choix de vos études ou de votre application de messagerie, votre matériel de jardinage et les bêtises qu’on dit sans les penser, tout peut être retenu contre vous.

Un seul exemple, parmi des centaines : l’une des prévenues s’est vue interrogée sur son mémoire de master en littérature comparée. Celui-ci traitait de la manière dont un contexte de guerre avait influencé la manière d’écrire de trois auteurs. Fallait-il y voir un attrait morbide pour la guerre, un goût suspect pour le conflit, le terreau propice à un complot extrémiste ? [2] La construction a posteriori du récit antiterroriste est une offense à la raison et à la notion même de réalité.

Dans ces tribunaux où des récits s’affrontent autour de vies suspendues, tout – lectures, amis, idées – peut être retenu contre les prévenus, aussi absurde soit-il. © P-O. C./ Reporterre

J’apprends également pêle-mêle, dans ce tour d’actualité, qu’une autre institution, le Conseil constitutionnel, a réussi le tour de force, dans une seule et même décision, de consacrer le droit des générations futures et de valider le principe d’enfouissement à Bure de déchets hautement radioactifs. Certains le seraient pour des centaines de milliers d’années.

À un autre procès encore, celui de militants antifascistes lyonnais qui avaient muré l’entrée du local d’un groupuscule d’extrême droite, dissous depuis, je lis que la procureure de la République a répété : « Je ne suis pas fasciste. Je ne suis pas antifasciste. Je ne me lève pas contre un mouvement, encore moins contre des idées. » On s’étrangle de cette effrayante dérive de la notion de neutralité.

Et puis le coup de grâce, comme depuis trois semaines, l’horreur qui n’en finit plus, et ce titre : « Gaza coupée du monde ». Le ventre noué. Il y a des matins comme ça où tout donne envie de fuir ce monde. Je tourne et retourne dans ma tête ce titre que j’avais un temps envisagé pour mon dernier essai : Vaciller, tomber, se relever plus loin.

Sauf que. Il y a aussi eu ce matin-là un réveil où les sourires ont fusé plus vite que les yeux, des prises de son basse-voix improvisées entre deux fous rires et le plaisir d’enfiler un doux jogging noir en coton usé, une figure aimée aperçue dans la foule la veille, de celles qui font bondir pour aller se gorger de chaleur et d’humanité, des embrassades et des chants et des retrouvailles sur les pavés, une épicerie italienne blindée de parfums de basilic, d’olives et de dolci, la lueur tremblotante de bougies et l’incommensurable douceur d’une amie. La beauté de la vie.


« Le magnifique et l’horreur peuvent coexister ; ils le font même sans arrêt. La vie manie avec une dextérité étonnante les dés de l’attrait et de la répulsion. Le beau et le laid, l’ennuyeux et le passionnant, le familier et l’exceptionnel, la joie et les tracas : il nous faut embrasser tout cela. […] Cheminer sur cette ligne de crête qui oscille sans cesse entre inquiétude et émerveillement, et y trouver nos points d’équilibre, implique une égale aptitude à déceler la beauté, à s’en réjouir et à poser un regard lucide et déterminé sur ce qui est en train de la saccager. »

Extrait de “Alors nous irons trouver la beauté ailleurs. Gymnastique des confins”, Corinne Morel Darleux, éditions Libertalia, octobre 2023.