Propos recueillis par Alexandre Lacroix, entretien publié le 12 avril 2022 sur Philosophie Magazine.
“La politique est-elle à l’image du mythe de Sisyphe, un éternel, douloureux et vain recommencement ? C’est ce qu’a suggéré Jean-Luc Mélenchon en ayant recours à cette image, au soir des résultats annonçant son élimination du premier tour. Corinne Morel Darleux, autrice de l’essai à succès Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce (Libertalia, 2019) et ancienne conseillère régionale sous l’étiquette du Parti de gauche, puis de La France insoumise (qu’elle a quittée en 2018), livre ici son interprétation du verdict des urnes. Elle s’inspire des stoïciens pour refonder l’action politique et dessine des perspectives pour penser la politique différemment, « en contournant la montagne plutôt qu’en essayant de l’escalader ». Entretien.”
Dans son discours après l’annonce des résultats du premier tour de la présidentielle, Jean-Luc Mélenchon a fait référence au mythe de Sisyphe, et donc, indirectement, à la philosophie d’Albert Camus. Comment l’interprétez-vous ?
Corinne Morel Darleux : C’est un passage du discours de Jean-Luc Mélenchon qui m’a en effet marquée. Sans même qu’il soit besoin d’invoquer Camus, le sens commun attribue à Sisyphe l’image décourageante d’un travail harassant et sans cesse recommencé. Lorsqu’on milite depuis des années, voire des décennies, sur une ligne politique qui, malgré une confirmation de sa pertinence par les événements, demeure minoritaire, on est soi-même menacé par le découragement. Qui a envie de rouler une pierre jusqu’en haut de la montagne, et que celle-ci retombe toujours ? Quand je songe au militantisme, deux personnages mythologiques me viennent à l’esprit : Sisyphe, mais aussi Cassandre, punie par Apollon et condamnée à émettre des prédictions de malheur qui se réalisaient toujours et que, pourtant, personne ne croyait. Sur un thème comme le réchauffement climatique, les écologistes sont, depuis trente ans, dans cette position pénible. Pourtant, Cassandre continue à lancer des alertes, tout comme Sisyphe continue à pousser sa pierre. La fameuse phrase d’Albert Camus, à la fin du Mythe de Sisyphe (1942) – « Il faut imaginer Sisyphe heureux » –, permet néanmoins de dépasser le découragement. Camus nous dit la vanité de la recherche de sens dans un monde foncièrement absurde et inintelligible, mais une fois que vous êtes lucide sur ce point, vous pouvez vous concentrer sur l’accomplissement de la tâche elle-même, « l’engagement passionné et conscient ». Camus écrit aussi que « la lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur ». Dans le cadre du militantisme, c’est peut-être le passage à la maturité : ce moment où l’on accepte que nos actions ne sont pas décisives et que même si elles ne changent pas le monde, ne mettent pas fin à l’injustice sociale, ni ne sauvent la planète, il faut néanmoins continuer à les accomplir.
Pour quelles raisons ?
Dans mon essai, Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce, je propose une conception non utilitariste du militantisme, à travers le concept de « dignité du présent ». L’alpha et l’omega de l’action politique n’est pas l’accession au pouvoir, et il y a une forme de sagesse à tirer de nos défaites. Moi-même, à une époque, j’ai ressenti un profond découragement militant, littéralement un désespoir, et j’en ai trouvé l’écho autour de moi, dans les réseaux militants. On avait certes l’impression de progresser, avec notre pierre vers le sommet, mais la montagne grandissait plus vite que nous n’étions capables de la gravir – autrement dit, toutes nos actions étaient manifestement insuffisantes et restaient marginales. Quand vous êtes du côté du social et de l’écologie, l’idée selon laquelle vous allez « gagner à la fin » est quand même de plus en plus hypothétique. Revenir à la dignité du présent, c’est se souvenir qu’on ne s’engage pas dans une lutte parce qu’on est sûr de la gagner, mais simplement parce que le combat semble juste à mener. Pour moi, c’est un motif d’engagement au moins aussi important, plus effectif et plus durable, que d’espérer, par exemple, remporter la présidentielle un jour.
Dans le même ordre d’idées, vous défendez une attitude de « stoïcisme militant ». En quoi cela consiste-t-il ?
J’ai été frappée par une formule d’Épictète sur le calme stoïcien, qui dit que nous devons « nous occuper de ce qui dépend de nous, et user des autres choses comme elles sont ». Je trouve intéressant de transposer cette attitude à la politique et de s’efforcer de distinguer ce qui dépend de nos actions militantes, et ce qui n’en dépend pas – non pour s’en détacher avec indifférence, mais pour mieux cibler nos actions. Il s’agit d’arrêter de s’époumoner et se battre sur des sujets sur lesquels on n’a pas la main, et de diriger nos efforts vers ce qui relève de notre responsabilité et est à notre portée. Sartre distinguait ainsi la peste et la guerre, par exemple. Le stoïcisme militant permet de soigner le sentiment d’impuissance et de déprise, qui aboutit trop souvent à des coups de menton sur les réseaux sociaux ne changeant rien à l’ordre du monde.
Les sympathisants de La France insoumise ont pourtant été particulièrement actifs sur les réseaux sociaux ces dernières semaines, non ?
Se contenter d’invectiver et de dénoncer n’a jamais bien fonctionné en politique, c’est même souvent contre-productif dans la mesure où cela crée des tensions et des crispations stériles. Pour moi, il convient de reprendre de la puissance d’agir sur le terrain, sans trop miser sur l’agitation des réseaux sociaux. Les commentaires véhéments servent d’exutoire aux sentiments d’accablement et d’impuissance, mais ne font pas avancer grand-chose. Surtout, ils prennent un temps et une énergie disproportionnées, et de surcroît épuisent la bienveillance de tout le monde. J’ai l’impression que, bien souvent, on s’autosabote sur ces réseaux sociaux. On n’a jamais convaincu qui que ce soit par un Tweet.
Pensez-vous que certains des petits candidats de gauche auraient dû se retirer de la course à la présidentielle – je pense à Philippe Poutou, Nathalie Arthaud, Fabien Roussel, Anne Hidalgo ou encore Yannick Jadot – afin de permettre à Jean-Luc Mélenchon de disputer le second tour, et de sortir de ce scénario noir où l’extrême droite menace d’accéder à l’Élysée ?
C’est la première réaction, évidemment. Mais mon analyse est que, lorsque vous faites 1,75% des voix comme Anne Hidalgo ou 2,28 % comme Fabien Roussel, vous n’avez plus, dans votre électorat, que les derniers irréductibles, ceux qui résistent à tous les arguments et n’auraient pas reporté leurs voix sur un autre candidat. En d’autres termes, la dynamique de la campagne de Jean-Luc Mélenchon lui a permis de rallier les suffrages de tous ceux qui, à gauche, auraient voté pour lui en cas de candidature unique. L’union s’est faite par le bas, par le vote. Même si le score est serré avec celui de Marine Le Pen, je ne suis pas sûre qu’il aurait été possible de faire mieux.
À la fin du discours de Jean-Luc Mélenchon, il y a eu un passage de relais inhabituel : « Alors, bien sûr, les plus jeunes vont me dire : “On n’y est encore pas arrivé ! C’est pas loin, hein ?” Faites mieux. Merci. » Que pensez-vous de ce « Faites mieux » ?
Je trouve que Jean-Luc Mélenchon a fait un discours remarquable hier soir. Cette conclusion était saisissante et bienvenue. Ce « Faites mieux », j’aurais malgré tout envie de le compléter, d’ajouter : « Faites peut-être différemment. » Si l’on garde l’image de Sisyphe gravissant sa montagne, on peut se demander si on ne ferait pas mieux de contourner la montagne plutôt que de continuer à essayer de l’escalader. Même si cela fait sans doute partie des ressorts de la nature humaine que de vouloir pousser vers les hauteurs, se dépasser et atteindre les cimes, d’un point de vue politique, j’ai tendance à penser que le pas de côté est souvent fécond. Si on fait un pas de côté, on va peut-être se rendre compte que derrière la montagne il y a des passages dans la forêt, des rivières, peut-être moins spectaculaires que les sommets, mais plus rapides pour accéder nombreux à la vallée verdoyante qu’il y a derrière et qu’on appelle tous de nos vœux. Je regarde avec beaucoup d’intérêt ce qui se fait aujourd’hui en dehors des sphères institutionnelles et électorales de la politique, notamment du côté de l’autonomie politique, de l’auto-organisation, et des actions performatives plutôt que revendicatives. Sans attendre d’être au pouvoir, que peut-on mettre en place aujourd’hui, collectivement ? Dans les marges et les interstices du système, il se passe beaucoup de choses, dans le domaine associatif, mais aussi du côté des cantines populaires, des ZAD, des lieux collectifs, des occupations de jardins populaires, des soulèvements de la terre et des brigades de solidarité. Il y a une sorte de remontada de l’anarchisme. Je ne dis pas que ce sera suffisant pour effectuer la bifurcation nécessaire, mais pour moi c’est là que ça se passe, en termes de débats d’idées comme de réalisation effective des changements de pratiques. La voie institutionnelle de conquête du pouvoir par les urnes prouve chaque fois sa dimension piégeuse. J’ai l’impression qu’on joue avec des règles du jeu édictées par d’autres pour que rien ne change, avec des dés pipés par un ensemble de facteurs surdéterminants, notamment l’influence des médias dominants. Peut-être pouvons-nous explorer maintenant, après ces échecs et ces déceptions, d’autres moyens que les élections pour rendre le monde meilleur et parvenir à nos fins, ici et maintenant.