Chronique publiée sur Reporterre le 30 janvier 2019
Dans le Diois poussent les champignons de l’autonomie
Quand on vient de Die par la départementale, il faut tourner au pont vers Sainte Croix et poursuivre jusqu’au fond de la vallée pour trouver le village de Saint Julien. Le Quint est une petite vallée somptueuse qui ne mène nulle part, où subsistent des fermes, de l’habitat isolé, quelques hameaux. A 350 habitants, tout le monde s’y connaît, et depuis que Le bistrot badin a ouvert, avec l’aide de la Mairie, il y a de nouveau des lampions l’été. Avant il y avait aussi un élevage de lapins industriel qui envoyait des milliers de lapins à l’abattoir chaque année. A la place, maintenant, il y a des shiitake.
Il y a des reconversions réussies, et des moments où on se sent tout petit. De ces moments où on se dit pour la millième fois qu’on ne sait vraiment rien faire de ses dix doigts. Et où on a envie de prendre dans ses bras les gens qui se retroussent les manches et mettent les mains dans le cambouis, la terre ou la farine. C’est le cas à chaque passage du plombier, de chaque binage aux Jardins Nourriciers ou chez le boulanger… et c’est désormais le cas avec Damien, dernier arrivé sur le marché de Die, dont le stand ne désemplit pas depuis deux semaines.
Montreuillois repentis, Axelle et Damien sont arrivés il y a trois ans dans le Diois. La proportion de communicants frôlant désormais ici les mêmes taux de concentration qu’à Paris, Damien a abandonné Powerpoint et slogans pour se mettre aux « champis ». Une drôle d’idée, partie d’une plaisanterie avec son frère Jo, qui ne fait en réalité ricaner personne : ils vendent leurs champignons jusqu’à Valence et commencent à donner des idées à tout le pays.
Il faut dire qu’on est dans la saison où les étals commencent à manquer de fun, et la cuisine de charme : en ce mois de janvier, il n’y a plus de Picodon depuis presque un mois, et à perte de vue ce ne sont que racines et tubercules, des trucs honnêtement qu’on ne sait même pas comment accommoder parfois.
Les tomates sont loin. Les figues encore pire. Il n’y a guère que la mâche pour venir apporter un peu de légèreté aux repas. Alors fatalement, ces belles pleurotes argentées, ça donne envie. Et comme les Anciens refusent vraiment de donner leurs coins à champignons, et qu’il fait quand même -5°C, c’est aussi commode de les acheter sur le marché.
Ces champignons là d’ailleurs ne poussent pas dans les bois, ni d’ailleurs dans une cave, mais dans une serre tunnel munie d’étagères : un nouveau dispositif de myciculture né aux États-Unis et qui s’étend largement là-bas mais n’avait pas encore été expérimenté chez nous.
C’est donc outre-Atlantique que Damien et Jo ont dû se former. « Quand on n’est pas sûrs, on vérifie encore régulièrement sur Youtube, on se passe les vidéos pour voir comment ils ont installé leurs lampes, les humidificateurs, voir les réglages et les angles ». Et comme côté finances, il n’y a guère que les pleurotes qui soient argentées, on fait dans la récup, on bricole, on va chercher des astuces.
Et ça marche. En témoignent les magnifiques bouquets de cinq variétés différentes de pleurotes, et surtout la fierté des deux frères : les premiers shiitake, en français Lentin du Chêne, un champignon riche en vitamines B et D, en fer et en potassium Ici il ne pousse pas sur l’arbre shii, ou Castanopsis cuspidata, mais sur un « pain » de sciure et de déchets agricoles (son de blé ou tourteau de soja, par exemple), posé sur une étagère et soigneusement chauffé, humidifié, et protégé des champignons parasites qui rêvent de le coloniser.
Dans la salle où grandissent les champignons, l’ambiance fait davantage penser à une magnanerie de vers à soie qu’à une serre de maraîcher. Et le paysage est celui d’un monde étrange, architectural, où les spores voltigent la nuit.
Mais avant d’arriver à ces fleurs ciselées d’humus, il a fallu donner de soi. D’abord, trouver un lieu où s’installer : ce sera un ancien élevage de lapins en faillite. Un bel espace en bord de rivière, avec des arbres, des caravanes et des cabanes qui datent du temps où le terrain accueillait des camps scouts. Mais c’est aussi un élevage industriel laissé en l’état, truffé de 300 mètres cubes de lisier. Un site naturel auquel il a fallu rendre la vie, une opération qui a nécessité plus de 6 mois de nettoyage.
In fine, pour élever des champignons, Damien et Jo ont du se faire jardiniers, charpentiers, manutentionnaires, ils ont étudié la dépollution des sols, charrié du purin, cherché des fournisseurs et sont devenus experts en taux d’humidité. Ce sont autant de savoirs récupérés, qui ne disparaîtront pas de la vallée : on sait de moins en moins, dans nos sociétés modernes, reconnaître les plantes médicinales et les champignons comestibles, bricoler un éclairage, réparer un joint ou faire une vidange. Le tout-électronique, le non-réparable, le prêt-à-consommer et le tout-jetable nous coûtent cher en achats contraints, en déchets, et nous font perdre en autonomie. Or de l’autonomie, notamment alimentaire, on risque d’en avoir de plus en plus besoin. Ainsi, pour rester dans le domaine des champignons, l’été dernier, dans l’Yonne, le Berry, la Haute-Marne, les Landes, la Dordogne… il a fait trop chaud. Le mycélium, qui assure le développement et la protection des champignons, a peiné à trouver assez d’humidité dans le sol. Le réchauffement climatique commence à avoir des effets sacrément concrets…