Chronique publiée sur Reporterre le 11 juin.
L’heure serait-elle enfin à l’archipélisation ? Après des années à chercher l’unité à marche forcée ou, à l’inverse, à refuser tout dialogue entre formations, la Nupes tente donc le pari de l’union dans les urnes, tout en acceptant les singularités en son sein et en conservant des groupes distincts à l’Assemblée. On peut lever les yeux au ciel en dénonçant l’opportunisme électoral, on peut gloser à l’envi sur les revirements stratégiques, mais on peut surtout se féliciter de ce qui ressemble à un véritable saut de maturité, même si chacun pressent que la pérennité de cette formation dépendra directement de sa capacité à offrir un débouché électoral.
Pendant ce temps, sur des enjeux moins volatils, on assiste à un autre mouvement de fond sur le terrain, où causes environnementales et mouvements autonomes croisent leurs fils et tissent des réseaux. C’est un bruissement nouveau qui résulte des échos mêlés des ailes des mésanges, de la houe traçant un sillon, du stylo qui griffonne des idées et des foules qui grondent. Naturalistes, paysannes et paysans, chercheurs, autrices et activistes se retrouvent de plus en plus fréquemment autour d’actions et d’axes de réflexion communs. Cette accélération, me semble-t-il, relève de l’archipélisation, qui pourrait signer la fin des anathèmes et des cloisons, l’émergence d’un pragmatisme de situation et d’une stratégie de fédération.
J’ai souvent dit, sous forme de boutade, pour illustrer ce que j’entendais par « archipéliser nos îlots de résistance », que je rêvais de voir un jour des black blocs [1] aux procès des décrocheurs de portraits et des Colibris au chevet de Gilets jaunes mutilés. Mais dans les différentes galaxies de l’écologie sociale, nous n’avons pas toujours de vécu commun face aux violences policières, pas les mêmes contraintes matérielles, pas les mêmes possibilités d’action ni de culture politique partagée. Et la logique intrinsèque des réseaux sociaux ne nous aide pas, qui incite par le pouvoir des algorithmes à la lucrative polémique et aux postures d’indignation [2]. L’heure est au conflit survalorisé et je ne parle même pas du pouvoir de séduction du romantisme révolutionnaire ou du jugement de purisme qui nous pendent toujours au nez.
Dans ce contexte, les conflits ont été âpres entre véganisme et élevage paysan, entre « intellos », « bobos » et activistes, entre militants « déters » et non-violence, entre les partisans de l’action directe et ceux qui croient dur comme fer à la sensibilisation. Pendant des années, on a cherché à savoir qui avait raison. S’il fallait se présenter aux élections ou pratiquer l’autogestion. Cultiver les milieux naturels ou les laisser en libre évolution. Chercher à tout prix à convaincre ou montrer l’exemple en misant sur la contagion, saboter des chantiers ou miser sur les négociations. Pendant des années, on a confondu radicalisme et radicalité. Et puis, parmi les faits les plus marquants, la zad de Notre-Dame-des-Landes est arrivée, qui a forcé les débats. Non sans douleur, mais des brèches ont été ouvertes. Et aujourd’hui, dans les pointes avancées de la contestation organisée, on sait qu’il va falloir mener tout ça de front. Résister et préfigurer et conscientiser : le triangle d’or de la bifurcation [3].
Des frontières bougent et provoquent des ruptures
Les cases de l’injonction sociale et de l’auto-assignation ont déjà commencé à vaciller. Des ingénieurs refusent de faire carrière en participant à la destruction, des chercheurs vont aux champs, des autogestionnaires se présentent aux élections, des autonomes se saisissent du pouvoir du récit et de la fiction, des universitaires deviennent artisans et des paysans se font naturalistes. Ce n’est pas un mouvement de masse, mais des frontières bougent et provoquent des ruptures impensables il y a encore dix ans. Avec l’urgence et l’aggravation de la situation écologique — peut-être aussi est-ce le fruit de toutes ces discussions qui nous ont tant coûté —, commence à émerger la nécessité de combiner aménité et radicalité, d’insuffler de l’entraide, de la compréhension mutuelle et des termes partagés [4], de la coordination dans nos luttes et nos aspirations.
Bien sûr, la ligne de crête est étroite pour ne pas sombrer dans l’irénisme et il n’est pas toujours aisé de faire la distinction entre les compromis nécessaires et de délétères compromissions. Je ne suis pas sûre moi-même de toujours y arriver, mais la condition pour que ce mouvement d’archipélisation reste fécond est de se poser systématiquement la question et de fouiller sa conscience avec la plus grande sincérité, fût-ce au prix de nuits tourmentées. Il est tellement plus facile de hurler avec la meute que de jouer les francs-tireurs. Le silence même, pourtant souvent salutaire dans un espace saturé de commentaires, est parfois difficile à assumer. Il est alors tentant, lorsqu’on en a soupé de la conflictualité et que chaque jour comporte déjà son lot de guerres, de se retirer de ce qui nous dresse les uns contre les autres. Mais il ne s’agit pas non plus de perdre de vue les lignes de clivages réels et je suis hélas bien placée pour savoir combien l’empathie peut aussi devenir un écueil, quand on ne peut s’empêcher de se mettre à la place de l’autre et de tout excuser au nom de la complexité. En somme, n’oublions pas que nous sommes toutes et tous englué·es dans le système et obligé·es de composer, du mieux que l’on peut. Les pièges sont partout, les faux pas toujours à proximité et peu de personnes peuvent se vanter d’être parfaitement exemplaires.
C’est une raison supplémentaire, je crois, pour tenter de se comprendre et de s’organiser sans dresser de fausses barrières. Respecter nos singularités et conjuguer nos forces, établir lignes rouges et stratégies communes, c’est l’effort salutaire auquel s’attellent de plus en plus de mouvements différents — les « soulèvements de la terre », l’Atelier paysan, la Fondation Danielle Mitterrand, le réseau des Paysans de nature et les Fermes sauvages et paysannes ou encore le collectif Reprise de terres par exemple. J’ai souvent désespéré qu’on y arrive un jour. Mais, la semaine dernière, j’ai vu discuter dans une ferme une jeune éleveuse de la zad de Notre-Dame-des-Landes, un ornithologue et un juriste, des salariés d’ONG, des activistes, un écrivain, une ancienne élue, un maraîcher et un professeur de lycée agricole, cherchant ensemble les voies de modifier le réel, de redéfinir nos priorités, de concilier agriculture et biodiversité. Dressant les yeux en même temps au passage d’un milan au-dessus d’un champ. Cela peut paraître évident, et pourtant c’est un séisme. De ceux susceptibles de bouleverser les paysages et de dessiner de nouvelles lignes, ni de fuite ni de faille, mais d’horizon.
Notes
[1] On appelle black bloc un rassemblement éphémère, informel et décentralisé d’individus masqués et vêtus de noir lors d’une manifestation, selon La Toupie.
[2] Parfaitement illustrés par David Snug, dans la redoutablement punk et efficace bande dessinée Ni web ni master.
[3] Voir par exemple, sur la manière dont la lutte et l’occupation permettent de gagner du temps pour les actions juridiques : Recettes de Tasmanie pour faire transpirer la machine.
[4] Voir par exemple ce débat mouvant Sauvages, naturelles, vivantes, en libre évolution… quels mots pour déprendre la terre ?.