Entretien publié dans la revue critique d’écologie politique Ecorev dont les autres articles du numéro 42, Printemps-Eté 2015 sont à découvrir ici
Illustration tirée de Emmanuel Lepage, 2013, « Les plaies de Fukushima », La Revue dessinée, n°2.
“Après Fukushima, action locale pour un projet politique global”, Entretien avec Corinne Morel Darleux
Corinne Morel Darleux est militante écologiste et secrétaire nationale du Parti de Gauche, conseillère régionale de Rhône Alpes et coordinatrice du Manifeste des 18 thèses pour l’écosocialisme. Elle se rend à Fukushima trois ans après la catastrophe nucléaire qui a sinistré durablement la zone et ébranlé la confiance envers l’atome à travers le monde. Quls enseignements a-t-elle tiré de cette aventure, quelles mobilisations se sont engagées sur place, quels en sont les adversaires et quels liens se sont tissés entre militants d’un modèle post-nucléaire à l’échelle mondiale ? Compte-rendu d’un atypique déplacement militant.
Ecorev : Quelle expérience personnelle as-tu retiré de ton déplacement à Fukushima ?
Je me suis rendue en février 2014 à Fukushima avec trois objectifs : soutien, témoignage et enseignements. En premier lieu bien sûr apporter notre soutien à celles et ceux qui continuent à vivre et travailler sur la zone et à se battre pour que la tragédie soit reconnue, que les populations déplacées touchent les aides financières promises, que la vérité soit faite sur es circonstances de l’accident et ses suites, et que les réacteurs nucléaires ne soient pas réactivés au Japon.
J’ai voulu m’y rendre également pour les mêmes raisons qu’en allant en Cisjordanie, sur le parc Yasuni en Equateur ou plus récemment dans le Tarn à Sivens pour le projet de barrage du Testet. Parce que se rendre sur place, rencontrer les personnes qui y vivent et luttent au quotidien, observer les choses en prise directe, tout cela oblige à se plonger dans les dossiers avant, à ouvrir ses sens pendant, et permet de se faire une opinion éclairée après, non biaisée par ce qu’en disent les principaux médias. Cela donne également une sensibilité différente, et enfin permet au retour de témoigner avec plus de force et de légitimité.
Enfin, nous avons nous aussi beaucoup à apprendre des circonstances de l’accident de Fukushima Daiichi et de ses conséquences, mais aussi de la lutte anti-nucléaire au Japon, de ses réseaux et de la manière dont la population dans l’ensemble du pays a réagi.
Au final, j’en reviens avec une expérience personnelle paradoxale. J’ai été percutée à Fukushima par la bouleversante beauté du chaos qui se dégage de la zone de l’accident, en réalité plus due au tsunami qu’à l’accident de la centrale. C’est curieusement à Hiroshima, où je me suis rendue ensuite, que l’émotion et la colère ont été les plus violentes. Je ne m’y attendais pas. Cela m’a fait prendre conscience de l’importance du memorial et de rendre visible l’invisible : la radioactivité. Politiquement, je suis revenue de Fukushima mue par deux principaux motifs de colères et une motivation renouvelée pour dénoncer l’insupportable complicité du gouvernement français, et l’irresponsabilité totale de ceux qui comptent sur une catastrophe pour provoquer le changement.
Pour aller plus loin :
« Un jour dans le silence terrible de Fukushima », publié sur Reporterre
« Ma visite à Fukushima, la dystopie au bout des doigts »
« Hiroshima, l’effet d’une bombe »
Ecorev : As-tu observé si cette terrible catastrophe a engendré sur place une prise de conscience écologique plus globale ? Quelles formes de luttes as-tu observé (associations, partis, « résistance ordinaire ») ?
A la lecture des premiers articles qui racontait les mesures prises par le Japon pour faire chuter de manière drastique sa consommation d’électricité suite à l’arrêt des réacteurs, on a tous espéré voir naître un sursaut et assister à un vrai tournant dans les modes de production et de consommation au Japon. Des déclarations semblaient aller dans ce sens comme celle, en 2012, du Premier Ministre Yoshihiko Noda qui assurait : « Le Japon est en train de mettre en place un nouveau modèle énergétique. Il deviendra un exemple ». Mais aujourd’hui force est de constater qu’au-delà d’un développement accru de certaines énergies renouvelables, il n’y pas eu de plan d’économies d’énergie à la hauteur, en matière de rénovation thermique par exemple ou de réduction des écrans lumineux publicitaires. C’est évidemment frappant à Tokyo, où d’ailleurs le nouveau Maire qui va avoir à gérer l’accueil des prochains Jeux olympiques a été élu en février dernier quand j’y étais. Il est pro-nucléaire.
En réalité, l’arrêt des réacteurs au lieu de provoquer un changement de modèle a surtout augmenté le recours aux énergies fossiles. Résultat, aujourd’hui sous couvert de compétitivité et de coût pour les entreprises, le gouvernement de Shinzo Abe veut rouvrir les centrales nucléaires et semble bien en passe d’y arriver. Face à lui et aux grands médias japonais qui l’appuient, le mouvement anti-nucléaire Japonais existe et résiste, mais il se heurte finalement aux mêmes difficultés que chez nous : le « TINA » (there is no alternative), le poids des lobbies à l’oeuvre, avec la complicité du gouvernement français qui pousse dans le sens des intérêts d’Areva. Avec un handicap supplémentaire lié à la culture Japonaise dans laquelle la justice sociale a toujours été considérée comme facteur de paix et de cohésion nationale, même par les libéraux. Cette tradition de maintien des inégalités sociales à un seuil « acceptable » fait que la construction du rapport de forces, notamment par la mobilisation dans la rue, n’y est pas aussi évidente qu’en France.
Néanmoins différentes formes de lutte existent. Des rassemblements ont lieu toutes les semaines devant le Parlement à Tokyo avec le soutien des députés du PCJ, le Parti communiste Japonais anti-nucléaire, comme le député Akira Kasai et la jeune sénatrice Kira Yoshiko. Sur place, dans la préfecture de Fukushima, la tragédie a suscité un rejet très violent de la part des populations envers Tepco et tout ce qui ressemble à une institution gouvernementale. En conséquence, les citoyens s’auto-organisent comme sur cette ferme solaire que j’ai visité, créée par l’association entre paysans et habitants qui ont refusé de recevoir le moindre yen du gouvernement. La reprise en main directe d’alternatives concrètes, cette réappropriation par les citoyens est positive bien sûr, mais la coupure brutale et profonde qui s’est faite avec les institutions est également inquiétante. Et les prises de position liberticides et ultra-nationalistes de Shinzo Abe risquent de creuser encore davantage ce fossé entre les citoyens et les politiques censés les représenter.
Pour aller plus loin :
« Au Japon, le lobby nucléariste veut banaliser Fukushima », publié sur Reporterre
« Élections à Tokyo, JO, nucléaire, et le sale jeu du gouvernement français »
« Réaction à la visite du Premier Ministre Japonais en France »
Ecorev : Quels liens en termes de lutte anti-nucléaire à l’échelle mondiale se sont-ils construits suite à la catastrophe ? En quel sens est-ce une nécessité d’internationaliser cette lutte ?
Pour ce qui concerne ma propre expérience au Japon, le lien avec le PCJ a évidemment été crucial. Ce parti représente 300.000 adhérents et le candidat qu’ils soutenaient, un ancien avocat non-encarté, est arrivé en deuxième place pour les élections à Tokyo. J’ai eu la chance de pouvoir multiplier les rencontres avec leurs représentants, responsables et parlementaires, et de les accueillir à mon tour au siège du Parti de gauche lorsqu’une délégation du PCJ est venue en France en Mai dernier. Au-delà de la question anti-nucléaire nous partageons également de nombreux autres combats sur le plan social et économique : eux aussi luttent contre la hausse de la TVA et contre l’impérialisme militaire américain notamment. J’ai également profité de ce séjour pour rencontrer le Conseiller nucléaire de l’Ambassade de France à Tokyo, un entretien instructif, et présenter le Manifeste pour l’écosocialisme, en lien avec les Amis du Monde Diplo et l’International Peace Research Institute de l’université Meiji Gakuin à Tokyo.
Tous ces liens tissés au niveau international m’ont permis de montrer qu’il y a en France des personnes qui ne se reconnaissent pas dans la politique menée par le gouvernement français. Et j’avoue que j’ai été surprise de voir à quel point ce témoignage était nécessaire. Quand je disais que j’étais élue en France, les visages se fermaient et j’ai du batailler pour expliquer notre opposition, notamment en matière de nucléaire. La plupart des personnes que j’ai rencontrées ne savaient pas que des associations, politiques, citoyens et militants organisaient en France des chaînes contre le nucléaire ou des commémorations de l’accident de Fukushima. A mon retour en France, j’ai pu témoigner de cette visite à de nombreuses occasions, de Valence à Paris en passant par Grenoble, et pour le 11 mars j’ai organisé avec le PG une action simultanée sur une dizaine de centrales françaises. Et cette fois j’ai pu leur envoyer, au Japon, ce témoignage concret de solidarité.
Cette internationalisation est cruciale non seulement en matière de solidarité mais aussi de construction d’un projet politique alternatif. Il est frappant de voir à quel point, même dans un pays aussi singulier et lointain que le Japon, on retrouve les mêmes obstacles capitalistes et libéraux au bien vivre des peuples. Les discussions politiques que j’ai eu là-bas sur les accords de libre-échange entre l’Union Européenne et le Japon sont étonnamment proches des débats que nous avons en France sur le Tafta entre les Etats-Unis et l’Union Européenne par exemple. La mondialisation de la finance et des échanges commerciaux nous oblige à mondialiser aussi les forces écosocialistes. C’est aussi la raison de mon engagement depuis deux ans sur la diffusion du Manifeste pour l’écosocialisme qui a été traduit dans une dizaine de langues – dont le Japonais- et présenté dans autant de pays en Europe, Afrique du Nord et Amérique Latine.
Enfin, le fait d’être allée à Fukushima et d’avoir tenu pendant le mois passé au Japon un carnet de voyage sur mon blog m’a permis d’être identifiée et ainsi d’entrer en relation avec des nombreuses associations et acteurs des réseaux de coopération entre la France et le Japon : de l’association « Folding for Peace » qui organise des séjours d’accueil d’enfants de Fukushima, aux réalisateurs Jean-Paul et Béatrice Jaud qui y ont tourné une séquence de leur nouveau film « Libres ! ». De manière plus large, il est absolument essentiel que se mettent en place des coopérations internationales comme celle de la Criirad avec les ONG japonaises pour disposer de contrôles radiologiques indépendants, tout comme la mise en commun d’informations avec ceux qui sont sur place pour ne pas dépendre des informations transmises par les médias dominants.
Pour aller plus loin :
Vidéo du rassemblement anti-nucléaire à Tokyo
« Fukushima, plus jamais ça. Retour sur une mobilisation militante réussie »
Coopération entre la Criirad et les ONG japonaises
Ecorev : Pour conclure…
Pouvoir présenter le scénario Negawatt comme je l’ai fait à Tokyo, prendre la parole devant le Parlement avec les militants anti-nucléaires Japonais, apporter notre soutien aux paysans de Fukushima, témoigner de leur lutte à mon retour en France et dénoncer les manœuvres de lobbyistes pro-nucléaires de Messieurs Fabius et Hollande… C’est une expérience militante qui vous transforme. Et une belle manière de contribuer politiquement, au-delà du compassionnel et de l’émotion personnelle, au lien entre l’action locale, la solidarité internationale et la construction d’un projet politique global.
Un seul regret : ne pas avoir eu le temps de poursuivre jusqu’au Sud, à Okinawa, où un mouvement citoyen exemplaire résiste depuis plusieurs années contre l’installation d’une base militaire et où vivent les derniers dugongs, de l’ordre des siréniens…
Bonus Track : On lâche rien あきらめないぞ! Merci Laurent 😉