Cette chronique est la première d’une série sur les “fictions de l’effondrement” – récits, livres et films d’anticipation à visée politique – et ce qu’elles nous disent du présent. Une tentative de renouveler les formes du discours politiques et d’y inclure poésie, culture et dystopies. Pour cette première, réflexion sur les mots de l’après, avec le très beau “Imaginer la pluie” de Santiago Pajares.
Imaginer la pluie
Le sable. le sable à perte de vue. Dans toutes les directions. Et au milieu de ce néant qui n’est que sable, un petit puits, deux palmiers, un potager minuscule et un appentis. Et moi sur le toit, essayant d’imaginer la pluie.
Imaginer la pluie est un roman de désert et de mots enfouis.
Une femme et son fils, Ionah, vivent seuls au milieu d’un désert dont on comprend qu’il ne l’a pas toujours été. Un abri, deux palmiers, un puits, quelques lézards, et la dureté d’âme pour seul outil. Une fiction post-apocalyptique où l’économie de subsistance se résume à ce puits, entretenu et renforcé au fil des mois au péril de leur vie – toute chute équivaut à une condamnation de mort ici – et aux lézards qui fournissent la seule source de protéine – et qu’il faut pour Ionah apprendre à piéger, et se résoudre à tuer.
L’éducation du jeune homme y est entièrement orientée vers l’apprentissage de la survie. Ionah est un enfant de l’ère post-effondrement, sa mère s’est réfugiée dans le désert et lui apprend à y subsister sans laisser la moindre place aux regrets, à la douleur ni aux hésitations, toutes larmes bannies.
Les yeux y sont secs des tempêtes violentes du désert, les mots s’y distillent au compte-goutte. Ces mots que l’on cisèle, que l’on chuchote ou qui appellent, sont du temps perdu, de la salive gaspillée dans ces journées qui réclament une tension de chaque instant. Et puis, dans ce paysage lunaire il n’y a pas grand-chose à désigner. Peu de sentiments à décrire, dans cet effort quotidien pour la survie, peu d’émotions qui vaillent le temps d’être partagées. Peut-être l’absence de mots est-elle aussi une protection, une technique de survie, quand on ne peut pas se permettre le luxe de l’émotion. L’isolement, comme le silence, sont parfois des refuges.
Alors les mots s’enfuient au bénéfice de l’action, les mêmes tâches interminablement répétées chaque jour, la lutte incessante contre le sable, le puits, les lézards, l’abri, toute une vie dédiée aux besoins fondamentaux dont aucun n’est aisé à satisfaire dans ce désert aride et hostile.
Jusqu’au jour où la mère se sent proche de mourir. Elle entreprend alors de léguer à son fils les mots d’avant. Raconter les villes, la nourriture, les armes, les outils, les notes d’un piano, la pluie. Toutes ces choses qui ont cessé d’exister. Et Ionah essaye d’imaginer.
Sans les mots, nous sommes démunis, et notre capacité à appréhender le monde réduit. Face à la catastrophe climatique – jamais nommée mais en toile de fond permanente dans Imaginer la pluie – nous cherchons de nouveaux mots pour décrire une situation nouvelle, inédite, celle de la mise en danger des conditions même de vie humaine sur Terre. Anthropocène, écocide… Il nous faut nommer le réel à nouveau. Et bâtir de nouveaux imaginaires sur lesquels construire le monde d’après. La fiction peut nous y aider en décrivant de possibles futurs.
Jean-Pierre Dupuy pour expliquer son approche de « catastrophisme éclairé » écrivait que celui-ci « consiste à se projeter dans l’après-catastrophe et à voir rétrospectivement en celle-ci un événement tout à la fois nécessaire et improbable ». J’y vois le reflet de ce que peuvent nous apporter ces projections fictionnelles pour ré-inventer les référents qui nous permettront de nous saisir, de comprendre, de faire face à la nouvelle donne du monde. Conjuguer l’effondrement au futur antérieur, traquer l’avenir dans les prémices du présent, c’est le rôle de l’anticipation.
Et il est temps d’anticiper. Nous ne pouvons plus nous contenter d’alerter sur l’effondrement qui vient. Ni d’élaborer des politiques d’atténuation pour essayer de juguler la catastrophe. L’objectif reste bien sûr nécessaire, mais il est devenu insuffisant. Il nous faut commencer à réfléchir à l’adaptation, à la capacité de résilience de nos sociétés, aux contours du futur que nous pouvons encore dessiner. Non dans une visée survivaliste d’essence libérale, dans laquelle chaque individu lutte pour sa propre survie, mais dans une visée écosocialiste, où la coopération, l’organisation collective, la prise en compte simultanée des enjeux sociaux et environnementaux déterminera la nature de – et pourra pacifier – la transition.
Dans Imaginer la pluie, la nécessité de survie individuelle dont a été pétri Ionah se heurte, avec l’arrivée des mots du passé, au besoin de les confronter au réel, d’entrer en relation avec d’autres êtres humains, à l’envie de nommer les choses, au désir d’accéder à la connaissance d’un ailleurs. Des besoins plus forts que la méfiance et le danger. Le jeune homme y croisera la route de la clandestinité des luttes de résistance et y fera l’expérience de la part d’universel en lui, qui le relie à ses pairs humains, présents et passés.
Les romans ont ceci de précieux par rapport aux études et essais qu’ils ne parlent pas qu’à l’esprit mais aussi au cœur. Aux tripes parfois. Ils s’ancrent dans des trajectoires de vie, s’incarnent dans des personnages que l’on suit, prennent le temps de décrire des sentiments, et l’on s’y projette plus facilement.
Imaginer la pluie est de ces récits. Mais surtout, au-delà de toutes les analyses politiques qu’on veut y projeter, c’est avant tout un récit de poésie et d’humanité qui allège le temps et fait frissonner, loin des dystopies pleines de fureur et de cris, en parfait accord de forme et de fond avec l’écriture courte et affûtée de Santiago Pajares. Un poème qui après s’être ouvert dans un désert affectif et verbal, déploie mots, curiosité et sentiments pour s’achever sur un océan.