Chronique publiée sur Reporterre le 16 octobre 2018 : “Le changement climatique interpelle les citoyens, mais pas les dirigeants de Rhône-Alpes”
On entend beaucoup parler, en cette rentrée, de prise de conscience climatique. Que la démission de Nicolas Hulot a provoqué un sursaut, que le rapport du GIEC ouvre les yeux… Ce n’est sans doute pas faux. Mais de manière plus perceptible, sorti des réseaux militants et des cercles informés, ce qui ébranle davantage que les petits tours des ministères ou les arcanes bien mystérieuses des organismes internationaux, c’est la confrontation au réel. Le fait d’appréhender par ses sens, de voir et toucher ce que le cerveau intuite sans en être percuté. C’est toute la différence entre être informé ou affecté.
C’est aussi la différence entre ce qui se passe loin, dans la géographie et dans le temps, que ce soit les inondations au Pakistan, la fonte de la banquise ou les échéances de fin de siècle, et ce qui vous atterrit directement dans les mains ou sur le dos là, tout près, dans l’intime et le présent. Qu’un pan de montagne s’écroule, comme ça a encore été le cas récemment avec la Vire du Trident dans le massif du Mont Blanc, et tout d’un coup c’est votre paysage qui disparaît, votre dernière balade en montagne qui s’en trouve rétrospectivement chamboulée. Le lien entre ces éboulements (on parle d’écroulement au-delà de 100 m3) de plus en plus fréquents et la fonte du permafrost, qui sert de ciment aux géants de roche, est aujourd’hui avéré. Et il est nettement plus palpable qu’un graphique.
Dans ce registre, ce qui a probablement provoqué le plus d’émoi dans la Région en ce début d’automne est sans doute l’assèchement spectaculaire du Lac d’Annecy. Un lac alimenté par des sources de montagne qui sert de repère, tout à la fois lieu de plaisance, de baignade, repos du regard et petit écosystème entre pression foncière et préservation du littoral montagnard. Alors que le lac était placé au premier stade de vigilance pour les crues cet hiver après des pluies importantes, son niveau est aujourd’hui tombé plus bas que durant la canicule de 2003, plus bas en fait que ce qu’on a jamais vu – et c’est un effet curieux qui vous glisse dans le dos que de voir le fond du lac mis à nu… A tel point que l’usage de l’eau a été restreint et la région d’Annecy placée en situation d’alerte renforcée. Le Lac du Bourget où je me baignais cet été en rêvant d’y croiser les dauphins du fleuve Yangtsé, aussi.
Il y a quelques jours, alors que je voyais défiler ces alertes et en mesurais l’émotion à travers le nombre d’articles dans la presse, les conversations de café, les « j’aime » des réseaux sociaux ou les messages d’amis, se tenaient les commissions thématiques dans la région présidée par Laurent Wauquiez. Et même là, les choses commencent à bouger. Oh tout doux, de manière mal assurée, mais même notre exemplaire le plus climato-sceptique, Gilles Chabert de la commission Montagne, commence à trouver des circonvolutions pour reconnaître que « là quand même oui, il y a… peut-être, euh… un petit problème… un peu ». C’est que la neige, moteur qu’on croyait éternel des stations de ski, commence à se faire rare, et les scientifiques, météorologues et guides de haute montagne à sonner l’alerte, se font de plus en plus nombreux. Même en commission Agriculture, le comité régional des viticulteurs semble embêté. Et le vin chez nous ce n’est pas rien : on parle là de Côtes du Rhône, de Beaujolais, de Tain l’Hermitage… Le représentant du comité, reçu en audition, semblait intarissable sur le sujet : la sécheresse jusqu’ici n’affectait pas trop les vignes, moins vulnérables, mais là, nous dit-il : ils sont surpris. Il avance le chiffre de +350 % d’aléas climatiques en dix ans, une accélération en nombre et en intensité, à des périodes de l’année de plus en plus imprévisibles. Côté arboriculteurs, ce n’est pas mieux : les épisodes de gel ravagent, tous les 5 ans, jusqu’à la moitié des récoltes. Pour la grêle, la calamité peut monter à 80 % de pertes. Bref, ça devient concret.
Quand les blés sont sous la grêle
Fou qui fait le délicat
Fou qui songe à ses querelles
Au coeur du commun combat.
Louis Aragon, La Rose et le Réséda (1943)
Arrivée à ce point de ma chronique, j’adorerais vous dire que du coup ça a provoqué des discussions enflammées sur la manière de faire face en tant que collectivité, d’aider les agriculteurs à diversifier leurs cultures et à privilégier les moins gourmandes en eau, les plus résistantes et adaptées à un climat de plus en plus mouvant. J’aimerais tant écrire que les yeux se sont grand ouverts autour de la table et que l’exécutif a soudain réalisé que financer des canons à neige précipitait les stations dans de futurs déficits abyssaux. Que la dernière salve de subventions a été immédiatement transférée sur les programmes de tourisme estival, et la politique du tout-ski dans nos montagnes remisée. J’aurais naturellement voulu vous dire que le projet de nouvelle autoroute A45 entre Lyon et Saint Étienne a été abandonnée, le Lyon-Turin remplacé au profit d’un report immédiat des camions sur les rails de la ligne existante, les trains de l’Étoile de Veynes assurés de rouler pour les décennies qui viennent, un grand programme de rénovation thermique lancé, que les crédits affectés au développement de la résilience ont été doublés, et les subventions de santé environnement rétablies.
Las. L’effet d’inertie du système et les blocages idéologiques sont plus puissants que les montagnes qui s’effondrent et les lacs qui s’assèchent, plus puissants que le rapport du Giec et les milliers de personnes réunies dans les marches pour le climat ou à Alternatiba. Pour l’instant.
Et la croyance dans la technique semble inépuisable. Et c’est ainsi que les « solutions » qui ont été discutées en commission Montagne c’est le remplacement des anciens canons à neige par de nouveaux, moins énergivores, donc plus «verts». Et j’ai eu beau expliquer la gabegie d’énergie grise provoquée par le fait de produire ces canons tout neufs pour remplacer les anciens, au-delà de leur consommation quand ils fonctionnent, rien n’y a fait. Autre trouvaille, l’équipement de GPS sur les engins des stations pour sonder le manteau neigeux et déterminer où il faut aller cracher la neige artificielle, au mètre cube près. Là aussi un dispositif moderne en diable, présenté tout fièrement comme une rationalisation qui permet des économies d’énergie et d’eau. Le coût en ressources de tels équipements semble purement et simplement ne pas exister. Et évidemment tout cela ne dit pas ce qu’on fera de ces enneigeurs quand la pression sur l’eau sera trop forte : les restrictions d’eau autour du Lac d’Annecy conduiront-elles à l’arrêt des canons à neige ? Et que ferons-nous quand la température sera trop élevée pour les faire fonctionner ? Côté agriculture, même constat : au lieu de s’attaquer aux causes du dérèglement climatique, au lieu de trouver des stratégies d’adaptation, on effleure la surface en agissant à la marge sur les premiers impacts, au risque parfois d’aggraver le mal. Ainsi de l’iodure d’argent utilisé pour contrer la grêle, dont on ne connaît pas le niveau de toxicité notamment en cas d’accumulation dans les sols. Ou encore des canons anti-grêle, qui envoient des ondes de choc telles qu’elles peuvent briser les grêlons… Et les oreilles des voisins, à 130 décibels – soit l’équivalent d’une sirène de pompier, alors que la limite autorisée est fixée à 65 décibels, et à haute dose : 4.700 tirs en une année pour le seul village de Mercurol dans la Drôme. Tout ça génère une élévation considérable du niveau de tensions entre habitants naturellement, ce qui est aussi un des risques afférents à la pénurie d’eau et aux aléas climatiques qui vont se multiplier. Ce n’était sans doute pas nécessaire d’y rajouter le bruit des canons.
Dans ma vallée, le matin au café, au marché, à la sortie du lycée ou chez les commerçants, avec les artisans, les montagnards, les paysans, les anciens, les chasseurs, les parents tout simplement, on sent monter une inquiétude. Ici la plupart des gens ne lisent pas les tribunes militantes ou les appels d’intellectuels, ouvrent peu les journaux nationaux. Mais une vire qui s’éboule, une rivière à sec, un changement dans la population de sangliers ou des cervidés qui viennent s’alimenter dans les vergers, le vent qui souffle comme jamais, l’invasion cauchemardesque des pyrales, la date des vendanges qui n’en finit plus de changer, tout ça parle. Et quand un autocariste m’explique que la Région a envoyé balader ses arguments de véhicules moins polluants pour le transport scolaire en zone rurale pour privilégier le « mieux disant » en matière de coût, ça choque. Il n’est pas complètement impossible qu’on soit en train d’arriver à un point de bascule : ceux qui pensent encore que le climat est un truc d’écolos bobos urbains feraient bien d’y songer.