Chronique rédigée pour le numéro avril-juin 2024 du magazine Imagine
Une « vérité extatique » : Fitzcarraldo
Je me suis récemment replongée, pour un projet de roman, dans les films de Werner Herzog. Le réalisateur est probablement un des auteurs à avoir le mieux réussi à sublimer la nature tragique des tropiques sans la contrefaire ni s’en réclamer. Et même s’il a aussi filmé des volcans, des alpinistes ou des vampires, Herzog reste pour moi indéfectiblement lié aux sangsues, aux épopées impossibles et à l’Amazonie. Fitzcarraldo, notamment, est un monument dont on sort sonné. Malgré la post-synchronisation des voix, malgré les arbres abattus, la folie ambiante et la cruauté qui s’en dégagent, ou peut-être pour toutes ces raisons-là, ce film est halluciné, spectaculaire, à l’image d’un de ses lieux de tournage, Manaus, ville créée de toutes pièces au milieu de la forêt tropicale.
Manaus fut un jour la ville la plus riche du monde. Dans Fitzcarraldo, on y donne du champagne aux chevaux devant l’Opéra où se produit le ténor Caruso. Des barons du caoutchouc, suintant sous les chaleurs torrides, lancent des poignées de billets à gober à des poissons pour tromper l’ennui. Les chiens chasseurs de gros gibier ont leurs propres cuisiniers et les maquerelles, des ocelots pour chats de compagnie tandis qu’ailleurs, près du fleuve, des cahutes s’entassent, faites de matériaux recrachés par le fleuve ou de vestiges laissés par les précédents habitants, avalés par la jungle, noyés, déportés vers les plantations, morts de faim ou sous les coups des propriétaires terriens.
Avec Fitzcarraldo, le réalisateur allemand réinvente la tragédie, dans une Weltanschauung où l’absurde audace que permet l’opulence conduit des hommes à miser des millions gagnés sur la souffrance ; à engager, sur un coup de dés, des richesses démesurées pour affermir leur statut dans le jeu pervers que constitue l’escalade dans l’extravagance. Une « société de provocation », comme la nommait si justement Romain Gary (1), dans laquelle l’absence de vergogne, l’outrance et l’indécence ne soulignent pas seulement un extraordinaire degré de vulgarité, mais se font les clés mêmes de l’accès au pouvoir : aucun individu n’aurait pu faire fortune sous ces latitudes sans enchainer, massacrer, fouler aux pieds les êtres qui les peuplaient.
Herzog a raconté les coulisses de tournage de Fitzcarraldo dans un journal de bord partiellement – et ouvertement – mythomane, Conquête de l’inutile, dont chaque phrase est une fulgurance, un coup de poing, un début de roman. J’ai réalisé en le lisant un aspect essentiel du film : son caractère performatif. Car ce que le personnage de Fitz fait dans la fiction, Herzog et son équipe l’ont réalisé en vrai. La vision, la recherche de fonds, le caractère à la fois candide et dangereusement obsessionnel de Fitz, son besoin vital de magnifier la vie, sont ceux de Werner Herzog lui-même ; refusant d’utiliser une maquette, celui-ci s’est mis en quête d’un vrai bateau à vapeur – en fait, trois. Les chantiers que l’on voit à l’écran sont réels, le capitaine, le cuisinier, le sculpteur qui confectionne la proue en bois ne sont pas des acteurs ; le recrutement des Amérindiens, les accidents dans les rapides, le système de poulies pour hisser le bateau en haut d’une colline au milieu de la jungle, tout cela a réellement eu lieu. Le rêve de Fitz a transformé des vies et des paysages – Herzog s’était notamment engagé à faire accéder les amérindiens à la propriété légale de leurs terres, ce qu’il a a priori fait ; la fiction a ‘performé’ la réalité.
(1) « J’appelle ‘société de provocation’ toute société d’abondance et en expansion économique qui se livre à l’exhibitionnisme constant de ses richesses et pousse à la consommation et à la possession par la publicité, les vitrines de luxe, les étalages alléchants, tout en laissant en marge une fraction importante de la population qu’elle provoque à l’assouvissement de ses besoins réels ou artificiellement créés, en même temps qu’elle lui refuse les moyens de satisfaire cet appétit. »