J’étais invitée ce week end à la seconde Conférence méditerranéenne organisée à Istanbul pour présenter notre travail sur l’écosocialisme, en introduction de la session “Growth, social justice, ecology, socialism” (croissance, justice sociale, écologie, socialisme). Sont également intervenus deux camarades de Chypre, très engagés sur le sujet : Izzet Izacna, Président de l’United Cyprus Party (BKP) et Murat Kanatali du comité exécutif du New Cyprus Party (YKP). J’ai appris à cette occasion que notre Manifeste avait même été traduit en Chypriote et intégré à leur programme ! Il faut dire qu’à Chypre, de nombreux combats rejoignent les nôtres : omniprésence des bases militaires, combat contre le nucléaire civil turc, qui à quelques kilomètres menace également Chypre en cas d’accident, bétonisation des terres arables pour des hôtels de luxe dont certains seraient liés à la mafia turque… Une fois de plus, la nécessité de combiner questions sociales, environnementales et démocratiques, en terme de souveraineté populaire, est décidément internationale.
Voici l’intervention que j’ai prononcée devant les participants, membres du Parti de la Gauche européenne comme Syriza, Izquierda Unida ou le Bloco portugais, mais aussi plus largement issus du pourtour méditerranéen avec des camarades tunisiens, palestiniens, marocains, égyptiens… Je dois dire que les débats qui ont suivi, sur la remise en cause du terme de “croissance”, la critique du productivisme et l’adhésion à nos thèses écosocialistes m’ont réjouie au plus haut point. On avance. Bien.
Un vent d’écosocialisme euro-méditerranéen sur la belle Istanbul (également à télécharger en format PDF en cliquant ici)
Merci de votre invitation. Pour introduire nos échanges, je voudrais commencer par reprendre les quatre termes de cette session : croissance, justice sociale, écologie et socialisme.
Premier point, la croissance économique, au sens du PIB, a fait comme les fraudeurs fiscaux d’HSBC en France : elle a déserté. +0,9% dans la zone euro en 2014. L’institut européen des statistiques, Eurostat a pourtant tout essayé. Jusqu’à demander aux Etats membres d’intégrer dans leur calcul du PIB la vente de drogue et la prostitution. Mais rien n’y fait : au Royaume Uni qui a adopté ce nouveau mode de calcul, cela n’a pas fait décoller la croissance non plus. Je ne vous ferai pas l’injure de développer la responsabilité que portent les politiques d’austérité. Mais même avec une politique de relance de l’activité par la hausse des salaires et les investissements publics, on se heurterait encore de fait à un gros souci. Car le modèle de croissance actuel n’est pas soutenable à terme au vu de l’épuisement des ressources naturelles et de son impact sur le climat. Est-ce grave pour autant ? Non, pas forcément. Pas si nous avons le courage politique de regarder les choses en face et d’en tirer les conclusions qui s’imposent en terme de projet. Car les richesses existent, ce qui pose problème aujourd’hui c’est leur répartition.
Transformer la crise en opportunité
Mais continuons dans l’exposé du titre de cette session. La justice sociale ? Elle est malmenée par les politiques libérales et par une oligarchie qui s’enrichit toujours plus sur le dos des peuples. L’écologie ? Au vu de cette urgence sociale, et malgré la prise de conscience qui s’est opérée ces dix dernières années, elle reste une préoccupation secondaire. Et le socialisme, quant à lui, a été tellement dévoyé que les gens n’en veulent plus… Alors que faire ? Ne pas désespérer, et transformer la crise en opportunité. Cela peut sembler paradoxal, ou angéliste. Mais il est parfois utile de revenir à l’origine des mots. Le crisis, en latin médiéval, signifie la manifestation violente, brutale d’une maladie. Mais le grec krisis lui signifie jugement, décision. Et en chinois, le wēi jī , crise, est composé de deux caractères signifiant danger mais aussi moment décisif. De là à y voir une opportunité il n’y a qu’un pas que je nous propose de franchir avec audace et fermeté.
Car il existe un autre projet politique qui permet de concilier la défense des écosystèmes et celle des droit des travailleurs, de combiner justice sociale et climatique, écologie et socialisme dans ce que ces deux traditions politiques ont de meilleur. Un projet radical, car il s’agit avant tout de chercher les causes profondes de la crise dans les fondements mêmes du système économique capitaliste si on souhaite réellement y remédier. Un projet désirable et possible… Ce projet, c’est l’écosocialisme, que nous sommes plusieurs à porter au sein du PGE où nous avons déposé une motion commune lors du derniers congrès avec des camarades de die Linke, de Syriza, de l’Alliance rouge verte danoise et du Bloco de Esquerda du Portugal. Mais aussi au-delà, puisque le Manifeste pour l’écosocialisme coordonné par le Parti de Gauche en France a depuis été traduit et présenté dans de nombreux pays, notamment du pourtour méditerranéen, avec des débats en Tunisie, au Maroc, en Algérie, Italie, Espagne… Je l’avais également présenté il y a deux ans et demi lors de nos journées d’été à Portaria en Grèce avec Michael Lowy, Haris Konstantatos et Marisa Matias.
L’écosocialisme est une alternative possible au capitalisme. Une vraie alternative de rupture, pas une alternance d’accompagnement comme le propose les sociaux-démocrates. Une contre-proposition argumentée, chiffrée et dotée d’un programme solide face à l’austérité et aux politiques libérales. Notre meilleure arme, à mon avis, pour lutter contre le fatalisme du TINA, “there is no alternative”. Avec Syriza bien sûr (sourire). Mais nous ne disposons pas tous d’un Alexis Tsipras ou d’un Varoufakis, ni d’un peuple prêt à se mobiliser. Alors pour que la contagion se fasse, que d’autres maillons craquent, que chaque pays trouve son propre schéma de rupture, tout en faisant une force de notre unité, celle-ci doit se construire, je le crois, autour d’un projet partagé. L’écosocialisme peut être ce projet politique fédérateur pour la gauche européenne et méditerranéenne. Il peut se matérialiser très rapidement autour de notre mer commune, la Méditerrannée.
Soutenir les mouvements insurrectionnels, bousculer les idées reçues
Parce qu’il répond aux exigences nées de toutes les insurrections, qu’elles soient citoyennes, politiques, de masse ou éparpillées, de ces dernières années : révolutions arabes, victoire de Syriza, montée de Podemos, mouvement des Indignés, GPII en France… Pendant que l’Europe s’enfonce dans l’austérité, d’autres possibles commencent à s’inventer, et tous ont en commun de conjuguer impératifs sociaux, environnementaux et démocratiques. Les mobilisations citoyennes qui se préparent en France en vue du prochain sommet de la COP21 à Paris demandent de changer le système et non le climat. En Algérie de nombreux mouvements se sont formés contre l’extraction des gaz de schiste. C’est aussi le cas en Pologne par exemple, ou en Roumanie, où Chevron a finalement du renoncer et abandonner la partie. De plus en plus, c’est notable, la question environnementale se lie avec la critique du système économique et avec la question des libertés et de la démocratie. De plus en plus, il apparait clairement que la défense de notre biosphère va de pair avec le refus de l’oppression, qu’elle soit capitaliste, européenne, patriarcale, confessionnelle ou gouvernementale. De plus en plus, tous ces sujets sont liés. Nous ne pouvons pas nous permettre, en tant que gauche radicale, de passer à côté.
Alors certes, l’écosocialisme bouscule les idées reçues. Il remet en cause l’idée selon laquelle augmenter les salaires suffirait à relancer l’économie. Il impose de prendre en compte la fin du pétrole bon marché en matière de politique industrielle. De réfléchir différemment notre rapport au travail, à l’emploi et à l’activité. Il exige de repenser la souveraineté populaire et ses frontières, de relocaliser la production avec une perspective de protectionnisme solidaire. Il implique de désobéir à l’Union européenne. De renouveler la doctrine de la gauche en intégrant à la fois la bataille culturelle, l’extension des droits sociaux et la préservation de la biosphère qui rend la vie humaine possible sur terre. Tout ceci demande certainement de changer nos habitudes de pensée, mais c’est absolument nécessaire, à la hauteur de l’ambition qui doit être la nôtre.
Combattre l’extrême-droite par la réappropriation citoyenne de la politique
Car si partout les libéraux – de gauche comme de droite – sont de plus en plus décriés, dans beaucoup de nos pays, ce n’est pas la gauche radicale qui a le vent en poupe. C’est l’extrême-droite. Sans attendre, et au nom de la dignité du présent, il nous appartient donc de mener la bataille de l’hégémonie culturelle. Et pour cela, notre alternative a besoin d’un projet crédible et porteur d’espoir. Un projet qui donne à voir qu’une autre société est possible, pour que la colère légitime qui s’accumule dans nos pays ne bascule pas du côté de la haine et des replis nationalistes.
Bien sur, avoir un bon projet ne suffit pas. Car il faut aussi le dire, dans de nombreux pays les citoyens, qui ont été si souvent dépossédés de leur vote et de leur souveraineté populaire, fne croient plus en la capacité des partis et de la représentation politique traditionnelle à améliorer leur vie. Il faudra donc changer aussi nos pratiques, et notre manière d’incarner la politique. Mais il subsiste, j’en suis sûre, un espace pour l’expérience politique, un espace dans lequel de nombreuses énergies se mobilisent déjà pour organiser la réappropriation citoyenne de la chose publique. De multiples zones de résistances, locales, virtuelles et internationales se développent. Des organisations militantes d’une nouvelle forme, qui réactivent l’idée que c’est à nous de décider de l’usage de ces biens communs et de nous en occuper dans une perspective de long terme, dégagée des intérêts marchands. Comment ? Par l’expérience politique, c’est à dire la mise en mouvement organisée autour d’objectifs communs et la mise en place d’un rapport de forces qui, on le sait, ne passe pas uniquement par les élections.
Prendre en compte les limites du réel, ressources naturelles et souffrance humaine
Encore faut-il, pour s’engager dans cette voie collective, s’être affranchi de l’urgence de la précarité, pouvoir sortir la tête de l’eau et poser les yeux sur le monde qui nous entoure. Encore faut-il s’être émancipé d’un certain nombre d’aliénations. La consommation irraisonnée, poussée par la publicité, la mode, et les crédits à la consommation, le mythe productiviste où seul compte le fait de produire et d’écouler sur le marché, sans se poser la question de l’utilité de qu’on produit pour répondre aux besoins humains, de l’impact de cette production sur l’environnement, ni de la manière dont sont prises les décisions. Consumérisme et productivisme, culte de l’argent, autant de croyances érigées en valeurs, qui réduisent l’être humain à un producteur-consommateur et nous emmènent collectivement vers une catastrophe à l’échelle planétaire. L’écosocialisme ne repose sur aucune de ces croyances, loin d’être un projet utopiste, il est au contraire pétri de réalisme, car lui, prend en compte les limites du réel, des ressources naturelles et de la souffrance humaine.
Il existe une aspiration universelle au bonheur
Pour parvenir à leurs fins, les libéraux ont peu à peu affaibli l’espoir que l’action, individuelle et collective, pouvait encore changer la vie. En faisant croire qu’il existe une loi d’airain, celle des marchés, et une règle d’or, celle de la réduction des déficits publics, ils ont discrédité l’action collective et retiré aux peuples l’idée même de construction d’un devenir commun par l’expérience politique. Ils leur ont pourtant dans le même temps indiqué l’ennemi commun contre lequel peuvent s’unir des forces émancipatrices : le système d’organisation de la production tel qu’il existe aujourd’hui, qui exploite d’un même mouvement les travailleurs et la nature comme le disait Karl Marx.
Ce n’est pas l’écologie ou le socialisme, il nous faut les deux. Réconcilier monde du travail et défense de l’environnement, sortir de l’opposition fausse et stérile entre emplois et préservation de la nature, unir toutes les formes d’oppression et de précarité que produit le système capitaliste, c’est tout le travail politique que nous devons engager. Et c’est toute la valeur de l’écosocialisme qui permet à tous les anticapitalistes, antilibéraux, antiproductivistes, anti-austérité, de se retrouver sur un projet commun. Un projet en positif. Car il existe une aspiration universelle au bonheur. Et il existe un autre élément d’intérêt commun à tous : la biosphère, c’est à dire le milieu dans lequel nous vivons.
Or fournir le cadre permettant une vie bonne pour tous c’est le rôle originel, le plus noble, de la politique. Ne l’oublions pas.