Je pars demain en Turquie, pour une conférence sur l’écosocialisme. Comme à chaque départ, une curieuse forme anticipée de nostalgie légèrement inquiète me saisit. Un ressort romantique qu’un rêve d’Orient ne demande qu’à exacerber.
De fortes averses de neige sont annoncées à Istanbul pour les jours qui viennent. Il y a un an, j’étais dans les rues de Tokyo, prise dans une tempête hivernale d’une ampleur inédite. Un déluge de flocons me suit à chacune de mes pérégrinations et je m’en réjouis. Car “une fois par vie, il neige dans nos rêves” (Orhan Pamuk). Et j’ai plusieurs vies.
Istanbul, Byzance ou Constantinople, c’est le rêve d’un Orient baroque, celui d’une autre époque. Celui qui faisait trépigner d’impatience Alphonse de Lamartine à l’approche de la ville. “C’est là que Dieu et l’homme, la nature et l’art, ont placé ou créé de concert le point de vue le plus merveilleux que le regard humain puisse contempler sur la terre : je jetai un cri involontaire, et j’oubliai le golfe de Naples et tous ses enchantements“. Que Naples lui pardonne. Les Turcs lui ont rendu hommage en baptisant de son nom une des rues qui part de la place Taksim, Lamartine Caddeci.
Istanbul, ce “sceau mystérieux et sublime qui unit l’Europe à l’Asie” (Gérard de Nerval), troisième capitale antique avec Athènes et Rome, qui du temps où elle s’appelait Byzance fournissait du cuir, des esclaves, du miel, de la cire et des salaisons, et illustrait ainsi toute la richesse de l’Empire bizantin, son opulence – les germes de sa décadence.
Mon discours est prêt, les détails pratiques réglés, mon sac bouclé. Je peux consacrer une partie de la fin de journée à la partie inspirée de mon voyage. Parcourir l’histoire des princes byzantins et des sultans ottomans, lire des extraits de romans, flâner d’articles géopolitiques en photos enneigées.
Je retrouve dans certains écrits ce plaisir solitaire, cette esthétique de l’errance au gré des rues, l’immense et savoureuse liberté du voyageur. “Mon habitude, en voyage, est de me lancer tout seul à travers les villes à moi inconnues, comme un capitaine Cook dans un voyage d’exploration. Rien n’est plus amusant que de découvrir une fontaine, une mosquée, un monument quelconque (…) en errant ainsi à l’aventure, on voit ce qu’on ne vous montre jamais, c’est à dire ce qu’il y a de véritablement curieux dans le pays que l’on visite” (Théophile Gauthier).
Pour quelques heures je délaisse les fils twitter, les mails en cascade et les 49-3. Je mets de côté pour plus tard les événements de la place Taksim, les violences faites aux femmes, la “Nouvelle Turquie” d’Erdogan… Et je revois de petites places romaines, une terrasse à Budapest, un port au Maroc. Je repense au plaisir infini que j’ai ressenti au Japon de trouver pour une fois une réalité qui soit à la hauteur du fantasme, en me demandant quel sera le sort de mes premières heures près du Bosphore, car « un des plus vifs plaisirs du voyageur, c’est cette première course à travers une ville inconnue de lui, qui détruit ou qui réalise l’imagination qu’il s’en était faite » (Théophile Gautier).
Le Bosphore, ce fleuve que Théophile Gauthier décrit en “raie d’azur tirée comme limite entre deux parties du monde, l’Europe et l’Asie, qu’on aperçoit en même temps“. A cette évocation je revois d’autres méandres qui dessinent la géographie d’autres villes, d’autres continents. Je revois la Selva. La majestueuse Amazone qui me coupa le souffle en Équateur. Le rio Parana, lourd et imposant, d’un promontoire à Tres Fronteras entre l’Argentine, le Paraguay et le Brésil. Je meurs d’impatience.
“Partons, la voile est prête, et Byzance m’appelle” (André Chenier)